Peter Brötzmann / Steve Noble / John Edwards « … The Worse The Better »

Peter Brötzmann / Steve Noble / John Edwards

… The Worse The Better

Otoroku 2012


ROKU001-Cover-1200x1200

Tout de suite, l’urgence de dire. Le son de saxophone de Brötzmann, à la puissance toujours aussi surprenante, à la sonorité droite, nette, tranchante. La contrebasse frottée à l’archet, comme une mélopée, un mantra précipité et la batterie qui tantôt précède, tantôt poursuit le saxophone.

Trois hommes et une musique de lave qui dégringole à toute vitesse le pan d’un volcan. N’a-t-on déjà tout dit, en pareille formule ? Finalement non. Comme souvent avec Brötzmann le miracle opère, et ce sont certains détails qui font la différence. Au pire de la tempête, au meilleur de la vitesse, le cap demeure musical, les trois hommes gardent le souci d’être inventifs et en interaction. Dix minutes ont passé, et le ciel se dégage. La batterie de John Edwards et la contrebasse de Steve Noble se retrouvent seules, et ne tardent guère à rejoindre les voies précédemment explorées, et retrouver ainsi en chemin le saxophone ténor de Brötzmann qui n’a rien perdu en intensité. Tout au plus a-t-il repris son souffle, pour mieux raviver les braises. Et emporter tout sur son passage.

Tout au long des 38 minutes que dure l’unique titre qui occupe la totalité de …The Worse the Better, l’imagination jamais ne faiblira. Emballements et accalmies se succèderont, et les feux du free jazz se teinteront tantôt de la moiteur des rives du Mississipi, de la mélancolie des Balkans, de l’ombre portée des lofts new yorkais. Toujours, il semblera épouser les grondements de la terre.

Ces trois-là, en janvier 2010, jouèrent pour la première fois ensemble au Café Oto à Londres et offrent aujourd’hui au label Otoroku une première référence fracassante.

Benjamin Duboc « Primare Cantus »

Benjamin Duboc

Primare Cantus

Ayler Records 2011

Benjamin Duboc pirmare cantus

A Benjamin Duboc, artiste régulier du label, Ayler Records offre la belle opportunité de développer ses conceptions musicales sur la longueur. Primare Cantus se présente donc en un coffret de trois disques, chacun présentant le contrebassiste en contextes différents.

D’abord, il faut souligner l’ambition du projet et sa belle démesure. Ensuite, déjà dire que le résultat est impressionnant, pour qui choisira de s’attarder en compagnie d’une musique qui ne s’offre qu’à l’auditeur qui s’y plonge totalement. Cette immersion en eaux profondes commence doucement, progressivement, en une longue pièce à la contrebasse solo, Primare Cantus, qui occupe tout le disque premier, et qui donnera son nom à l’’ensemble du projet.

La respiration, le battement, le souffle de la contrebasse dans cette première et longue pièce captive tout le long de ses 42 minutes en un voyage presque immobile. La musique y est jouée sur le cordier de la contrebasse, à l’archet, et explore ainsi le registre le plus grave de cet instrument grave. Elle se déplace lentement, par infimes variations, par petites touches qui créent un sentiment d’engourdissement et de fascination.

Sur le second disque, la contrebasse de Duboc, qui si elle n’est plus seule n’en demeure pas moins centrale, se fait tendrement envelopper jusque dans ses dissonances par le saxophone ténor de Sylvain Guérineau, les saxophones ténor et  baryton de Jean-Luc Petit ou les percussions de Didier Lasserre. Les 10 pièces, toutes jouées en duo, qui figurent sur ce deuxième disque font surgir de bien contrastés univers. Ses trois compagnons offrent à Benjamin Duboc un miroir aux propres étendues parcourues par les cordes insatiables de sa contrebasse. Avec l’improvisation comme ligne d’horizon sont foulées les pistes accidentées du free jazz (en particulier quand Duboc converse avec Guérineau) et les surfaces planes et légèrement ondoyantes découvertes sous l’impulsion patiente de la cymbale et du tambour de Lasserre. Cette pièce centrale, ces dix poings libres et resserrés offrent les plus beaux moments de Primare Cantus (Après la neige avec Petit et Après la sève avec Lasserre, pour n’en citer que deux,  sont magnifiques).

Le disque qui clôt cette trilogie continue de mener le même travail attentif et passionné de révélation de l’intime matière sonore. Ici, trois titres. Une longue pièce en duo avec Pascal Battus et ses micros de guitare (Un Nu, intense, orageuse), une autre, tout aussi longue, en trio (Garabagne, extraordinaire montée en puissance et autre moment de grâce du coffret ! – sur laquelle Duboc est accompagné de la pianiste Sophie Agnel et du trompettiste Christian Pruvost) et enchâssé entre les deux un court « field recording ». A savoir l’enregistrement brut de feuilles agitées par le vent, qui prend tout sens et relief ici. Car chez Duboc, le son de la contrebasse se mêle à celui de son propre souffle, les instruments se révèlent autant par les notes jouées que par l’air vibré. Chez Duboc, la musicalité se niche partout, et les musiciens et leurs instruments ne sont que des médiums de cette musique. Cette courte pièce, Chêne, nous rappelle à la dimension quasi chamanique de la musique jouée lors des trois disques.

Le disque refermé, la musique est toujours là.

Gianni Lenoci 4tet feat. William Parker « Secret Garden »

Gianni Lenoci 4tet feat. William Parker

Secret Garden

Silta records 2011

secret garden

D’abord se fait entendre la contrebasse, précipitée, déterminée, presque affolée, puis apaisée à l’arrivée d’un piano et d’une batterie dont les pas seront vite emboîtés par un saxophone alto ample et assuré. Secret Garden commence ainsi. Pour changer bientôt, à coups de subtils dérèglements ou d’emballements plus vifs. Alors on pense à Coltrane, pour cette combinaison de quatre lumineuse : batterie rayonnant large, contrebasse plantée profond dans le sol, piano en accords plaqués, sax au-dessus de la mêlée. Très vite, chacune des quatre voix se singularisera, sans perdre de vue totalement, toutefois, l’imposant héritage. Et de narrer d’autres histoires, de dessiner d’autres figures. Chacun à leur tour, les quatre s’éloigneront de la route qu’ils semblaient vouloir tracer, pour aller se perdre ailleurs.

Les dix minutes du morceau augural de Secret Garden, portant ce même nom, auront passé vite et laissé présager l’importance de ce disque.

A Palindrome Life, deuxième morceau, achève de convaincre. Gianni Lenoci et ses compagnons y offrent une longue méditation, un art de souffle retenu, d’énigme irrésolue. Reprenant les timbres là ou Secret Garden les avait laissés, A Palindrome Life s’éloignera après son premier tiers vers de nouvelles terres. Si la main gauche de Lenoci reste fidèle au piano, la droite égrène les touches d’un mbira. Marcello Magliocchi se concentre alors sur le son mat des seuls tambours tandis que Parker se saisit d’un archet grave. Don Cherry et son folklore imaginaire ne sont pas loin, et seront invités de nouveau sur Mbira, cinquième morceau de l’album, tout aussi convaincant.

Avec Two Days in Amsterdam, le groupe, s’il revient aux formules éprouvées premièrement, les soumettent à une accélération de tempo dont Parker et Magliocchi sont les implacables artisans. Gaetano Partipilo achève de tisser les liens qui le rattachent à l’esprit de Giuseppe Logan et Lenoci dresse un pont entre les pianos de McCoy Tyner et Cecil Taylor.

Le quatrième titre, Splinter, courte course-poursuite au souffle coupé, et le final et plus long Variations, se feront vite oublier, tant tout semble avoir été (bien) dit par ailleurs. Et incitent somme toute à reprendre l’écoute de ce néanmoins très bon disque. Alors, reprenons : d’abord, se fait entendre la contrebasse…

Dennis Gonzalez & Joao Paulo « So Soft Yet »

Dennis Gonzalez – Joao Paulo

So Soft Yet

Clean Feed 2011

so soft yet


Scape / Grace était un disque d’été, dont la musique ondulait au rythme du linge séché par le vent et se gorgeait du soleil qui caresse les collines surplombant Lisbonne.

So Soft Yet témoigne des retrouvailles du pianiste portugais Joao Paulo et du trompettiste et cornettiste américain Dennis Gonzalez deux ans et demi après l’enregistrement de Scape / Grace. Au cœur de l’hiver lisbonnais, lors du mois de janvier 2010, Dennis Gonzalez et Joao Paulo se retrouvèrent donc pour offrir une suite à leur premier disque, gravée elle aussi sur le label Clean Feed records.

Au seul piano joué sur le précédent disque, Joao Paulo lui adjoint ici l’accordéon (sur deux titres) et le piano électrique (sur cinq). La sonorité rêveuse du premier imprime à la musique une certaine nostalgie, tandis que le second crée un climat de ciel obscurci et un paysage de reliefs tranchants.

Mais on n’aime jamais autant la musique de ces deux-là que quand elle revient à ses fondamentaux, quand elle réitère le miracle de la première rencontre musicale : piano et trompette, en de longs entremêlements monochromes comme en de plus précipités dialogues irisés.

Johhny Dyani & Mal Waldron « Live at Jazz Unité »

Johnny DYANI / Mal WALDRON duo

Live at Jazz Unité – Some Jive Ass Boer

Jazz Unité, 1981

dyani_waldron

Le 16 avril 1981, dans le club alors tenu par le producteur Gérard Terronès et sis près de la Défense à Paris, jouèrent ensemble Johnny Dyani et Mal Waldron.

Soient deux grands musiciens porteurs d’un morceau de l’histoire de ce jazz frondeur et rebelle que l’on n’entendait plus beaucoup à cette époque là, plutôt encline à tendre l’oreille vers les bégaiements insipides du revival bop.

Soient deux hommes exilés ayant trouvé en l’Europe cette Terre des possibles, une terre où leur musique, le jazz, pouvait sans renier ses racines africaines-américaines devenir un langage universel.

D’un côté, Malcolm Earl Waldron, pianiste, qu’on rencontra aux côtés de Eric Dolphy et de Charles Mingus, compagnon des crépuscules de Billie Holiday et de Steve Lacy dès l’aurore, qui semblait savoir tout jouer mais jamais rien mieux que ses notes hypnotiques,  jusqu’à l’infini répétées. Waldron qui s’installera en Europe (en Allemagne d’abord, en Belgique ensuite) pour fuir une Amérique qui résonnait trop avec son désordre intime.

De l’autre, Johnny Mbizo Dyani, contrebassiste, compagnon de Chris McGregor, Don Cherry ou encore David Murray, qui avait fui le régime de l’Apartheid de son pays natal pour finir par s’installer en Scandinavie. Dyani, le contrebassiste au son épais qui savait aussi voler, le gardien d’un rythme implacable et solaire.

Tous deux ce jour là tracent de nouvelles voies en vieille terre blues, créent une nouvelle cartographie de l’improvisation, où le piano est percussion, la contrebasse chant profond.

Bien sûr l’Afrique tient une place de choix et, si boussole il y a, c’est bien là qu’elle prend repère : l’Afrique des grands espaces (la majesté tout en langueur de « Safari »), l’Afrique de l’Apartheid et des droits bafoués (« Blues for Mandela », ou la synthèse clairement faite des traditions musicales africaines et afro-américaines), l’Afrique de la pulsation et des rythmes (« Makulu – Kalahari »).

Mais bien au-delà de cette africanité partagée, et de cette conscience forcément politique de leurs racines communes, les deux hommes décident de tourner le dos à toute fusion attendue. Les territoires ne sont nulle part référencés et les lambeaux de stride, les poussières de gospel, les petits cailloux de boogie essaiment la piste de ce grand disque de jazz libéré.

Undivided – « Moves between clouds »

Undivided

Moves between clouds – Live in Warsaw

Multikulti Project, 2011

undivided

De ce quintet qui fait corps, évoquons tout d’abord les membres. Aux côtés du jeune leader,  le clarinettiste polonais Waclaw Zimpel, on trouvera son compatriote Mark Tokar à la contrebasse et l’allemand Klaus Kugel à la batterie. Avec eux, deux  vétérans américains du plus fier des free jazz : le pianiste Bobby Few (ancien compagnon de Steve Lacy et Albert Ayler) et le souffleur Perry Robinson (que l’on entendit aux côtés de Archie Shepp, Henry Grimes ou encore Rachied Ali).

Dès les premières mesures et leurs lentes précipitations de notes, on sait que l’on nous offre ici un disque d’importance. Les cinq hommes délivrent une musique resserrée et intense telle une flamme vivace qui percerait la nuit. Petite armée obstinée, elle avance sûrement et la première excursion solitaire, celle du piano de Bobby Few, propose alors les premiers moments d’exception. Ses amples vagues emporteront tout sur leur passage. Telles celles d’un Cecil Taylor, les notes de Bobby Few percutent l’auditeur pour ensuite l’assaillir avec douceur, tendresse presque, vertige toujours.

Alors, le disque, recueil de trois longs morceaux livrés par le 5tet lors d’un concert à Varsovie, fera montre d’une intensité jamais relâchée. Le cœur du disque, sa plus belle pulsation, est assurément le second titre, « Moves between clouds ». Après ce moment d’une grâce étonnante (fausse légèreté, vraie solennité), on ne pourra que regretter les égarements d’un troisième morceau qui aura tendance à se perdre parfois dans des divagations verbeuses. Mais faisons fi de ce bémol prononcé de fine bouche, et revenons au cœur. Les entrelacs hésitants des souffles de Perry Robinson et Waclaw Zimpel ne se feront pas de sitôt oublier, et les paysages traversés dans leur sillage ne demanderont qu’une chose : être arpentés encore, par leurs marges, en de sinueux détours que seuls ces cinq là semblent pouvoir emprunter.

Perry Robinson – clarinette
Waclaw Zimpel – clarinette, clarinette basse, tarogato
Bobby Few – piano
Mark Tokar – contrebasse
Klaus Kugel – batterie

David S. Ware / Cooper-Moore / William Parker / Muhammad Ali – Planetary Unknown

david s.ware

David S. Ware / Cooper-Moore / William Parker / Muhammad Ali
Planetary Unknown
Aum Fidelity 2011

On attend forcément beaucoup d’un disque comme celui-ci. Parce que David S. Ware est un des grands saxophonistes ténor d’aujourd’hui qui sait ressusciter la magie des grands maîtres d’hier, et qu’entre ses mains le jazz est toujours cette musique qui sait raconter les mystères du monde et les luttes des hommes.

Alors, les premiers instants de nous avoir donné raison d’attendre : le titre qui ouvre ce disque, Passage Wudang, est une saisissante entrée en matière, une infinie chute dans le vide, un vertige musical. Aucune des 24 minutes de ce morceau augural n’est inutile. Chacune de ses étapes reflète les classiques de l’expérience humaine : l’espoir, la déception, l’effort, la tendresse, l’inquiétude, la quête, la colère et l’amour, la paix trouvée…

Ce morceau, à l’aune de ceux qui suivront, est aussi l’incarnation du grand écart opéré par Ware entre les grandes figures (on pense beaucoup à John Coltrane et Booker Ervin pour l’évidence de la formule en quartet et la sonorité énorme en même temps que fébrile du saxophone ténor) et la déconstruction perpétuellement à l’œuvre.

Pour ce Planetary Unknown, David S. Ware s’entoure de trois autres grandes figures de la Great black music pour offrir à l’auditeur un quartet inédit, quoique témoin de nombreux fragments d’histoires communes.

Le pianiste Cooper-Moore, avec qui Ware avait collaboré dès le début des années 70, offre un jeu plus charnel, moins abstrait que Matthew Shipp que l’on a l’habitude de trouver aux côtés du saxophoniste depuis de nombreuses années. Gorgé d’histoire, le piano de Cooper-Moore semble ramener sans cesse Ware à cette question : « Comment faire plier les racines sans les briser ? »

Puis, évoquer William Parker, le compagnon de toujours, si régulièrement excellent qu’on en oublierait presque de le souligner, pertinent, surprenant, jamais là où on l’attend, aussi à l’aise dans la teneur du rythme que dans les contrepoints mélodiques ou encore les encouragements aux échappées belles.

Enfin, Muhammad Ali, qui joua avec Albert Ayler et dont le frère Rashied joua avec Coltrane (l’esprit de leur disque en duo, Instellar Space, souffle sur le duo saxophone / batterie Duality is One qui en serait la réminiscence). Sur toute la longueur du disque, Ali impressionne par son inventivité continuelle, sa capacité à traduire les moindres respirations et bruissements du monde. Comme s’il s’était trop longtemps tu, Muhammad semble tout dire en ce disque sans jamais trop en faire (Divination Unfathomable). En un liminaire coup porté sur la gosse caisse et une cymbale ultimement percutée, Muhammad Ali embrasse les 7 titres qui composent ce disque d’importance, traversé par le courant torrentueux, chantant et changeant de David S.Ware.

Au saxophone ténor (sur les 3 premiers titres), au saxophone sopranino (sur les 3 suivants) et finalement au stritch, Ware semble au fur et à mesure que son instrumentarium gagne en incongruité atteindre l’évidence de son discours singulier.

Bruno Duplant / Paulo Chagas / Lee Noyes – As Birds

Bruno Duplant / Paulo Chagas / Lee Noyesd_asbirds
As Birds
re :konstrukt – 2011

Les oiseaux, tels de petits architectes, construisent minutieusement des édifices aux infinies variations. Il en va de même pour cette musique.
Les oiseaux, chanteurs infatigables, nous rapprochent des mystères du monde. Il en va de même pour ces musiciens.
Le vent des saxophones et des clarinettes, le bois de la contrebasse, les peaux des tambours se combinent dans ce disque en 18 morceaux, tous emprunts de quiétude et de limpidité, tous épris de liberté. 18 morceaux, en trio ou en duo, comme autant de propositions d’un même chant « au naturel », d’abord dominé par la chaleur et la légèreté du souffle de Paulo Chagas. Puis, au fur et à mesure de l’écoute (des écoutes), la contrebasse de Bruno Duplant et la batterie de Lee Noyes font surgir de précieux contrepoints, d’inattendus miroitements.
La musique qui nous est offerte sur « As birds » oscille entre une musique de chambre traversée par des courants d’air, qui insufflent aux notes de curieuses trajectoires, et un jazz libre et tendre qui prend son temps. Ici l’attention est portée sur les timbres et les frémissements (Fallen tips, duo tout en nuances entre Chagas et Duplant ou encore Mumble, où les graves de la clarinette et des cordées frottées à l’archet se mêlent au crépitement des percussions).
Si vous aviez croisé la route de Malachi (disque gravé en 2009 par Duplant, Noyes et Phil Hargreaves sur le label Insubordinations), et que vous l’aviez aimé, allez à la rencontre de « As birds ». Pour ceci, laissez le vent vous porter, tendez l’oreille… les trois musiciens ne seront jamais loin. Un seul regret, peut être : le label re:konstrukt ne propose ce disque qu’en téléchargement. Mais, à la réflexion : peut on étreindre le courant, arrêter le cours du temps ?

Guillaume Roy / Vincent Courtois / Claude Tchamitchian – Amarco

d_amarcoGuillaume Roy / Vincent Courtois / Claude Tchamitchian
Amarco
Emouvance, 2011

Les disques Emouvance sont rares (un ou deux maximum paraissent chaque année) et sont reçus comme autant de bulletins de (bonne) santé de la musique créative d’aujourd’hui. Toujours, ils s’incarnent en de beaux objets au graphisme rêveur et aux textes poétiques éclairants. Souvent, ils s’articulent autour de la personnalité et la musique du contrebassiste Claude Tchamitchian, comme c’est le cas pour ce disque, dernier né du label, Amarco.

Amarco, cela pourrait être la fusion des termes latins amare et arco ; l’amour du jeu à l’archet, alors, peut-être. Amarcord n’est pas loin, du titre du film de Fellini qui empruntait au dialecte romagnol pour nous dire « je me souviens ». Des cordes frottées, donc, au service d’une musique non exempte d’une certaine nostalgie ? Oui, assurément, mais pas seulement.

Amarco, ce sont trois hommes et leurs instruments à cordes graves : Guillaume Roy à l’alto, Vincent Courtois au violoncelle et Claude Tchamitchian à la contrebasse. Depuis 2006, ces musiciens jouent ensemble et c’est la première fois que leur musique est enregistrée. Elle gardera cependant sa caractéristique première : fille de l’instant, elle sera totalement improvisée. Claude Tchamitchian de nous le confirmer : « Le choix du « total acoustique » et du « total improvisé » est vraiment voulu. La dimension magique de la formation en trio, la somme de nos expériences, l’envie d’inventer in situ des textures, des chants et/ou des architectures font de nous les éléments d’un orchestre constamment aléatoire, avec jubilation et sans tabous. »

L’écoute des trois premiers morceaux nous offre d’emblée deux certitudes : les climats créés par le trio seront sans cesse changeants et c’est un grand disque que nous avons là entre les mains. Les palais oubliés, tout d’abord, avec majesté et lenteur, gagne en intensité au fur et à mesure que les cordes seront pincées ou frottées avec plus d’assurance, de profondeur. Puis Amarco, où la mélodie s’affirme à travers les larges coups d’archet comme un lourd soleil percerait l’horizon. Champ contre champ, enfin, où alto et violoncelle tissent une toile ténue entre les attaques véloces des cordes pincées de la contrebasse. Ce n’est qu’un début, les huit morceaux à suivre sont autant de moments de grâce, captés par l’ingénieur du son Gérard de Haro, quatrième homme dans l’ombre et artisan fondamental du son du trio.

Et n’oublions pas : à l’intérieur du disque nous est offerte à nouveau (comme pour la précédente référence du label, Another Childhood de Claude Tchamitchian) la poésie symboliste d’Alain Bouvier. La musique du trio y est évoquée en un remarquable texte « Dans la gueule du loup ou le dernier homme », dont voici finalement quelques phrases : « (…) Elle allume des incendies, elle bâtit des refuges. Elle rêve tout haut de ses utopies d’une poésie aussi lumineuse et sidérante qu’une longue longue étendue de neige sans nulle trace de pas. Elle est une robe de mendiante en chiffons de couleur. Elle est un courant d’air pur qui nous offre asile. Elle est plaisir. Elle se jette dans la gueule du loup parce qu’elle va toujours là où ça se passe. (…) »

Allez l’y rejoindre, nul doute qu’elle s’y jette encore.

Garrison Fewell, la poursuite du son merveilleux

itw_Garrison-FewellGARRISON FEWELL
LA POURSUITE DU SON MERVEILLEUX

La musique de Garrison Fewell coule, vient à nous lentement telle une vague apaisée. Parfois, elle empruntera des chemins plus détournés, quelques circonvolutions en arabesque ou en trajectoires anguleuses, imprimera quelques accélérations aussi, mais reviendra bientôt à cette tranquille assurance, cette limpidité, cette évidence du son.

Car Fewell, c’est avant tout ce son qui ne souffre aucune coquetterie, aucune affectation, aucune inutile virtuosité ; un son sûr de lui-même. Le guitariste est un musicien qui sait s’effacer pour laisser la place aux autres et, plutôt que d’occuper l’espace à tout prix, Garrison Fewell ouvre de grandes brèches comme autant d’invitations pour ses compagnons à s’y engouffrer. Il nous rappelle, alors, qu’éloquence n’est pas bavardage, qu’autorité n’est pas omniprésence : « Respecter les possibilités des autres musiciens, ainsi que leurs propres contributions, même lorsqu’il s’agit de défendre ses propres compositions, permet de tirer parti de transformations et d’interactions spontanées. »

Quand on interroge Fewell sur ses influences, celui-ci refuse de choisir entre tradition et avant-garde : aux côtés des grands maîtres pionniers du genre (Jim Hall, Kenny Burrell) on trouve le diamant brut Derek Bailey. De ce dernier, Garrison Fewell a hérité le tempérament de sorcier d’une musique de l’instant et de défricheur des mille possibles de son instrument. La guitare entre ses mains doit être un « orchestre miniature » : « J’essaye de jouer de l’instrument au maximum de ses capacités, sur le manche mais pas seulement. »

Outre le jazz et la creative music, les musiques d’Orient sont pour Fewell une immense source d’inspiration : pour la sonorité aérienne des instruments qui l’incarnent (oud, shenai, sarode, etc.) comme pour la modalité qui permet de créer, en dilatant l’espace temps, les conditions idéales à l’improvisation. « Depuis des temps reculés, l’improvisation a toujours été un élément inhérent de la musique, les ragas indiens en sont un exemple. » L’Orient, c’est aussi pour Fewell le lieu de toutes les quêtes spirituelles et en particulier du bouddhisme, auquel il croit profondément. Evoquer la foi de Fewell ne sert aucunement l’anecdote mais nous ramène à ce son qui est son identité, l’essence même de son art : « Cela fait trente-trois ans que je suis adepte du bouddhisme et je travaille chaque jour dans le but d’approfondir ma connexion à la nature musicale que nous possédons tous : une sorte de vibration lumineuse de rythme et de son à laquelle nous pouvons nous connecter, qui dépasse l’esprit et l’environnement, transcende toutes limites et nous permet de mieux vivre en accord avec l’entier univers. Une triade est un peu le réglage sur lequel s’accorde l’harmonie des planètes et des intervalles de leurs relations. Dans le Lotus Sutra, il y a justement un Bodhisattva que l’on appelle « Son Merveilleux ».

Pour sa poursuite du « Son Merveilleux », le guitariste Garrison Fewell sait s’offrir les services de solides et lumineux compagnons. Citons bien sûr le vieux sage John Tchicai, rencontré en 2003, avec lequel il emmène un trio complété d’un autre saxophoniste, Charlie Kohlhase, et invitons à l’écoute de leur double album « Good Night Song ». Ici le trio, à la manière de celui de Jimmy Giuffre quelques décennies auparavant, sans contrebasse ni batterie, nous rappelle que le free peut être apaisé et source d’itinérances méditatives. Citons aussi l’alter ego Eric Hofbauer, partenaire en duo de guitares ou au sein du Variable Density Sound Orchestra, sextet important dans lequel s’invite le trompettiste Roy Campbell Jr. Ici aussi, Garrison Fewell crée les conditions d’une musique qui s’impose vite par son étrange beauté, de légèreté et densité mêlées.

Si jamais vous rencontrez Garrison Fewell au détour de son inlassable traque du Son Merveilleux, s’il vous plaît, rassurez-le : il est assurément sur le bon chemin.