Elan Mehler Trio « Being There, Here »

Elan Mehler Trio « Being There, Here »

Elan Mehler (piano), Max Goldman (batterie), Tod Hedrick (contrebasse)

Challenge Records 2013

Chronique parue dans Citizen Jazz

elan mehler trio

 

De la mélodie : l’esquisse. Son ombre, projetée, jouée par les vents.

Ostinato, le piano tâtonne, progresse, cerne la mélodie, aidé par l’archet de la contrebasse et les balais de la batterie. La mélodie poursuivie, c’est celle de Duke Ellington, In A Sentimental Mood. En plus d’être signé par l’un des plus grands compositeurs de la musique africaine américaine, ce thème fut repris par bien des maîtres.

 

Les poursuivants, ce sont les musiciens du trio d’Elan Mehler, pianiste basé à Brooklyn. Aux deux tiers de ce morceau augural, la mélodie est attrapée. Son essence, en tout cas.  Mehler, à l’instar de Bill Evans, tisse des fils entre Amérique et Europe, et mêle au jazz la langueur abstraite du Vieux Continent. « Being There, Here »,  « Etre là, ici » pourrait aussi se lire ainsi, et bien sûr comme la qualité première de toute musique, sa capacité (ici parfaitement appliquée) de faire s’évanouir l’ici, oublier le maintenant.

 

Les musiciens ici (et là) : Elan Mehler  au piano, Tod Hedrick à la contrebasse et Max Goldman à la batterie, se connaissent bien et jouent depuis longtemps ensemble. Duke Ellington, le trio y reviendra à deux reprises : un thème en clôture (Solitude) et un autre en plein milieu du set (Reflections In D). La référence, ainsi, est dite. Et les trois plus beaux moments du disque proposés. D’autres reprises, bien sûr, émaillent ce disque, témoignage d’un concert donné en Suisse. Bemsha Swing de Thelonious Monk, Yes Indeed de Sy Oliver, le standard When I Fall In Love, Insensatez de Antonio Carlos Jobim. Le traitement est à chaque fois sensiblement le même: la brume enveloppe d’abord le thème qui lentement se découvre par petites touches progressives, comme si on en ôtait  patiemment et amoureusement la patine pour en dévoiler l’intact éclat.

Les trajectoires de Don Cherry

DonCherry

Si la trajectoire de Don Cherry devait être, en son entame, rectiligne, égrenant les attendus repères chrono-biographiques, elle adoptera vite la courbe comme motif, l’arrondi du point d’interrogation, la sinuosité des vents et courants, la circularité à l’instar de la planète qu’il n’aura de cesse d’arpenter curieusement.

De la ligne droite liminaire, rappeler donc quelques marqueurs…

1936 : naissance métissée de Donald Cherry en Oklahoma d’un père noir américain et d’une mère indienne chocktaw.

1940 : installation de sa famille à Los Angeles, où le jeune Donald apprendra le piano et la danse.

1948 : apprentissage de la trompette.

1951 : participation aux formations de Red Mitchell, Wardell Gray et Dexter Gordon

1957 : rencontre déterminante avec Ornette Coleman.

On connaît la suite. Les mélodies étranges, gaies et tristes à la fois du saxophoniste alto se pareront toujours du son acide de la trompette de Don Cherry. Du moins jusqu’en 1962, date à laquelle Cherry, fort de quelques incartades avec Coltrane et Lacy, quittera Coleman et s’associera à Sonny Rollins. En 1964, Don Cherry s’invite régulièrement dans l’orchestre d’Albert Ayler et c’est au sein de celui-ci qu’il se rend souvent en Europe, où il décidera de s’installer définitivement. Au mitan des années 60 Don Cherry devient le capitaine d’un équipage international : son quintet comprend le saxophoniste argentin Gato Barbieri, le batteur italien Aldo Romano, le contrebassiste français Jean-François Jenny-Clark et le claviériste allemand Karl Berger. En 65 et 66, Don Cherry retrouve New York pour offrir au label Blue Note trois chefs d’œuvre d’un jazz attentif aux mélodies comme aux libres échappées belles.

La ligne alors se brise, ou plus exactement se pulvérise en d’innombrables flèches poursuivant chacune leur trajectoire. La terre est ronde aussi, immanquablement, Cherry retrouvera Coleman sur sa route régulièrement. Coleman le frère, le mentor, le repère. Entre temps, Don Cherry aura joué de tout et avec tous, et retenu du jazz l’art de l’improvisation, le geste de la rencontre, la surprise et l’inattendu faits musique.

Le jazz militant d’Old and New Dreams (où il retrouve ses compagnons des orchestres colemaniens) et du Liberation Music Orchestra (où il retrouve tous les musiciens les plus passionnants de la new thing), la musique-esperanto de Codona, la contemporanéité de Josef Penderecki, les dialogues avec Ed Blackwell ou Latif Khan ne sont que quelques traces du passage de l’insaisissable Don Cherry en quelques endroits identifiés de la planète. États-Unis, Europe, Inde, Turquie, Atlas, Afrique noire, Scandinavie… Cornet, trompette de poche, chant, piano, flûtes, mélodica, percussions… C’est finalement en Espagne, à Malaga, que Don Cherry termina son périple le 19 octobre 1995. C’est ici que les trajectoires multiples se réunirent enfin, pour ne former qu’un souffle, le dernier de Donald Cherry.

Wadada Leo Smith & Louis Moholo-Moholo « Ancestors »

Wadada Leo Smith & Louis Moholo-Moholo

Ancestors

Tum records, 2012


ancestors

Ancestors… De tous les ancêtres salués à travers ce disque, certains seront nommés, tels le père de Louis Moholo, l’écrivain James Baldwin ou le peintre Jackson Pollock, figures inspirantes et incarnations respectives de la fidélité aux racines, de l’engagement social de l’artiste et de l’improvisation comme geste créatif. Alors, déjà, ce disque de nous entretenir de la conciliation nécessaire en toute création du souvenir, de la conscience du temps présent et de l’inattendu.

Les premières notes d’un spiritual, des tambours graves : le disque s’ancre en son début dans une histoire, celle de la musique dont Louis Moholo-Moholo et Wadada Leo Smith sont de vénérables vétérans à présent, le jazz.

Un morceau de musique liminaire qui s’intitule Moholo-Moholo / Golden Spirit, composé par Wadada Leo Smith : la complicité et le respect, l’attention mutuelle, ainsi se dessinent les contours de l’album Ancestors.

La contemporanéité d’une trompette qui hérite sa sonorité du Miles période électrique (ou quand le jazz se réinventait à grands coups de courts circuits et de trouées silencieuses) règle son pas sur les fûts enracinés d’un batteur à la mémoire longue.

Wadada Leo Smith et Louis Moholo-Moholo signent tous deux leur meilleur disque depuis longtemps. L’originalité de leur discours, la nécessité de cette rencontre, les deux musiciens nous les démontrent en refusant de tourner le dos aux grandes inspirations, et en les mêlant en un cours naturel à leur dialogue spontané.

Aux premiers enchevêtrements, le souvenir de Mu, premier dialogue trompette / batterie, survient. C’était en 1969 et s’y rencontraient les tambours d’un Ed Blackwell tout juste revenu d’Afrique et la trompette apatride de Don Cherry. C’était il y a plus de 40 ans.

En chemin seront aussi convoqués quelques fantômes gospel, délicatement déposés de petits cailloux de blues, soufflées de vives bourrasques free, claudiqué quelque swing. Et toujours le disque sera tendre, même en ses instants vifs et toujours tendu, y compris en ses méditations.

Tchangodei / Steve Lacy / Oliver Johnson « L’Arc (The Bow) »

Tchangodei / Steve Lacy / Oliver Johnson

L’Arc (The Bow)

Volcanic Records 1984 (réédition 2012)

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Tchangodei, en béninois, signifie le Tonnerre, la Foudre. Tchangodei est pianiste, et sa musique est incarnée en une vingtaine de disques, joués en compagnie de musiciens de très haut niveau, aux univers profondément originaux : Archie Shepp, Mal Waldron, Louis Sclavis, Sonny Simmons, Sunny Murray, Itaru Oki, Kent Carter… Ou encore Steve Lacy et Oliver Johnson, comme sur The Bow, disque gravé en trio en 1984 et qui reparait aujourd’hui.

Ne pas compter sur cette réédition pour dissiper quelques peu la brume qui entoure le pianiste. Pour seules notes de pochette, Tchangodei rend hommage à son ami cher, le percussionniste Oliver Johnson,  disparu en de tristes circonstances en 2002.

Ne pas chercher que l’Afrique dans sa musique, mais aussi l’exil.

Ne pas chercher de tradition dans sa démarche : l’autodidacte joue d’un piano sans ascendance, ou alors celle de figures solitaires telles Monk (l’itération, les trous) et Cecil Taylor (le flux, les blocs).

Sous ce titre, L’Arc, trouvons The Bow, augmenté de deux morceaux dialogués avec le contrebassiste Henri Texier, et un autre avec Oliver Johnson.

Dès le premier morceau, on saisit ce que Tchangodei appelle de ses vœux : « l’urgence vitale ». Le trio avance décidé, sous l’impulsion irrésistible et sans cesse relancée d’Oliver Johnson. La complicité entre le pianiste et le percussionniste est sidérante, et Steve Lacy n’a plus, alors, qu’à se laisser porter par la vague, se glisser dans quelque anfractuosité puis retrouver l’air à grandes goulées. Les six titres qui suivront ce premier morceau, nommé the Bow et laissant ainsi son empreinte sur ce qui sera alors joué,  offriront de contrastées perspectives : piano solaire et irisé ou orageux et électrisé, saxophone soprano chantant ou se déréglant, batterie jouée à mains nues ou par le bois percutée.

Rarement, dans un disque, tendresse et tourment ne s’étaient si avidement recherchés et si heureusement trouvés. C’est, à vrai dire, une sorte de miracle.

Peter Brötzmann & Jason Adasiewicz « Going All Fancy »

Peter Brötzmann & Jason Adasiewicz

Going All Fancy

Eremite 2012

going all fancy

Ici, gouttes d’eau sur pierres brûlantes, notes aqueuses du vibraphone sur lave incandescente du saxophone. Ou comment la loi physique selon laquelle les pôles opposés s’attirent s’en trouve vérifiée.

Jason Adasiewicz hache son discours, le découpe à l’infini, passe les notes au tamis tandis que Peter Brotzmann, fidèle à lui-même coule son discours comme on fond les métaux. Chacun cherche son or, l’un égrenant le sol, l’autre pelletant des tunnels, mais c’est ensemble finalement que ces deux-là le trouveront. Vite. Dès la cinquième minute de ce disque (les échauffements accomplis, les muscles assouplis), la musique est belle, l’or est trouvé. On avait raison d’attendre beaucoup de ce disque-là.

Adasiewicz, 35 ans, chicagoan, est ce vibraphoniste aujourd’hui incontournable qui, comme hier Walt Dickerson, refuse à son instrument tout espoir d’animer quelque croisière, pour plutôt l’exposer aux quatre vents ou le plonger tout net dans le tumulte océanique.

Brötzmann, 71 ans, citoyen allemand ayant arpenté en tous sens les terres européennes de la musique improvisée, prenant depuis 25 années ses habitudes à Chicago, demeure fidèle à lui-même : généreux, le vibrato débordant, la sonorité énorme et les climax appelant parfois le répit de tempi méditatifs. Et justement, sur Going All Fancy, les rythmes plutôt apaisés de ce disque nous font prendre la mesure de son talent.

Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, ou comment l’évaporation se fit musique un 8 juin 2011 à l’Abrons Art Center, New York, en public. Puis à présent, heureusement, incarnée en l’un des disques les plus importants de cette année 2012.

Josh Berman & His Gang « There Now »

Josh Berman & His Gang

There Now

Delmark 2012

there now

Le Gang du cornettiste Josh Berman aime à s’incarner selon son humeur en une fanfare dixie (Liza), en un orchestre swing (I’ve Found a New Baby), en un combo bebop (Sugar) ou, encore, en un groupe de blues (Mobile and Blues). Mais, à chaque fois, sitôt le thème exposé (ou parfois déjà lors du dévoilement de ce thème), les membres du Gang malmènent ce dernier, le dévoient, le corrompent, se jouent de lui. Car, si les membres du Gang maîtrisent l’art d’Armstrong, Ellington, Parker ou Muddy Waters, ils ont aussi assidument fréquenté Eric Dolphy, Rahsaan Roland Kirk et Lester Bowie. Alors, respect et irrévérence de faire bon ménage ici.

De son amour de la tradition et de son refus de la nostalgie, le cornettiste Josh Berman nous avait déjà entretenus dans le bien nommé « Old Idea » qui paraissait il y a 3 ans sur le label Delmark. Sur ce même label, historique firme chicagoane, Josh Berman en octet propose aujourd’hui There Now. Et nous convainc tout autant : l’esprit frondeur et facétieux, la pertinence des musiciens, complices de longue date de Berman (mention spéciale au contrebassiste Joshua Abrams et au vibraphoniste Jason Adasiewicz) emportent totalement l’adhésion.

One Train May Hide Another, troisième morceau de l’album au titre programme, pourrait en servir d’exemple. La machine bien huilée roule tranquillement jusqu’à son mitan, pour soudain exploser en route et révéler brisures cuivrées, éclats boisés, métaux épars. La mécanique ainsi démontée finira cependant par se rassembler et repartir tant bien que mal, mais en conservant cette légère claudication symptomatique de ce que le Gang de Berman pourrait désigner comme sa propre conception du swing.

Delphine Dora / Bruno Duplant / Paulo Chagas « Onion Petals as Candle Lights »

Delphine Dora / Bruno Duplant / Paulo Chagas

Onion Petals as Candle Lights

Wild Silence 2012

Dora duplant chagas


Ici, le trio Dora / Duplant / Chagas brouille les pistes. Les mélodies sont esquissées, et c’est leur envol, leur évanouissement, leur transformation qui importe. Le piano, préparé, se fait percussion, la clarinette flûte ou violon, la contrebasse violoncelle ou guitare. Tout est suspension, mais la brèche s’ouvre parfois aux emballements, aux précipitations, aux rebonds qui, finalement, n’éloigneront jamais la musique d’un périmètre resserré.  Mais point d’étouffement, de claustrophobie, de monotonie en ces lieux. C’est grâce à cette circonscription, cette proximité des notes jouées que cette musique nous semble si proche. Instantanément proche. C’est à notre oreille que son souffle s’adresse, à elle seule, en une confidence dont l’enchantement ne s’évanouira jamais des 41 minutes (et 10 morceaux) que durera  ce voyage. Car, non plus, la circonscription, l’assignement à résidence n’empêcheront les trois musiciens de pratiquer l’art de l’exploration méthodique et poétique de territoires forcément intérieurs.

Sam Rivers / Dave Holland / Barry Altschul « Reunion: Live In New York »

Sam Rivers / Dave Holland / Barry Altschul

Reunion: Live In New York

Pi Recordings 2012

Sam Rivers Reunion

Parce que dans les années 60, il sut décoiffer le hard bop manufacturé « Blue Note » à grands coups de souffles amples. Parce que dans les années 70, il fut l’une des figures du jazz libre des Loft new yorkais, tête chercheuse et pensante du Studio Rivbea. Parce que les années 80 se teintèrent des grands aplats ivres de ses big bands. Parce que les années 90 furent les mères d’une poignée d’album en rang serré, et aux écritures intimes, avec notamment le pianiste Tony Hymas. Parce que dans les années 2000, Sam Rivers était resté le même homme et le même musicien. Parce que ce disque est l’un des derniers témoignages enregistrés de l’artiste.
Parce que, surtout, il est le document des retrouvailles du plus régulier et plus fameux trio de Sam Rivers dans les années 70 (1972 – 1978) qui le lia à Dave Holland et Barry Altschul, et qui fut le laboratoire dans lequel il s’adonna à ses recherches sur la « forme libre ».

Tout devrait concourir à nous laisser prendre doucement par la nostalgie.
Mais de nostalgie, de regards vers le passé, de chemins déjà empruntés, il n’en sera rien, tant Rivers et ses compagnons semblent tout balayer, obstinément, d’un revers de la main.

Les trois hommes n’avaient pas joué ensemble depuis 25 ans lorsqu’ils se produisirent le 25 mai 2007 au Miller Theatre, Université de Columbia. Alors, ce soir-là, les hommes reprirent les choses laissées telles un quart de siècle auparavant, et ne se fixèrent comme cap que l’improvisation, comme consigne qu’une page blanche. « Aucune idée préconçue, aucune mélodie ou schéma harmonique préconçus » comme mot d’ordre.

Ce sont l’instant et l’interaction qui dictent les routes à prendre. Alors, les deux disques de présenter les forces et faiblesses d’une telle démarche. Le miracle opère le plus souvent (le disque 2, plus resserré, plus « urgent »), l’ennui nous saisit parfois (le disque 1 n’est pas exempt de quelques –rares- longueurs).

Mais au final, ces deux longs fleuves demeurent d’une force et d’une poésie, d’un humour, aussi – enthousiasmants.

Sam Rivers : tenor & soprano saxophones, flute, piano

Dave Holland: bass

Barry Altschul: drums

Mal Waldron trio « Bloods and Guts »

Mal Waldron trio

Blood And Guts

Futura 1970 (réédition 2012)


waldron

L’amitié qui lia le pianiste américain Mal Waldron et le producteur français Gérard Terronès dès 1965, année de l’installation du musicien en terre européenne, permit à quatre disques de voir le jour. La seule année 1970 en fit naître deux, témoignages de concerts donnés par Waldron au Centre Culturel Américain à Paris, et parus sur le label d’alors de Terronès, Futura. Le 19 novembre 1970 était enregistré le disque de piano solo The Opening. Quelques mois plus tôt, le 12 mai, Mal Waldron se produisait au sein d’un trio, aux côtés des musiciens français Patrice Caratini (contrebasse) et Guy Hayat (batterie). Si l’un demeure désespérément rare, l’autre, Blood And Guts, est réédité par les disques Futura et Marge.

Blood And Guts, ce sont quatre titres, excédant chacun dix minutes : trois compositions de Mal Waldron (Blood And Guts, Down At The Gill’s et La Petite Africaine) et une reprise du standard My Funny Valentine. Quatre longues interprétations hypnotiques qui font resurgir ces mots d’Alain Tercinet au sujet du pianiste : « Une grande économie de moyens, aussi bien dans son jeu que dans son écriture, et une gestion « virtuose » de la réitération lorsqu’il improvise, ce qui n’est pas sans engendrer une espèce de fascination. »

Ce disque semble en effet proposer l’essence de la musique de Waldron, et la configuration en trio, que le pianiste affectionnait par-dessus toute autre, lui permet en un seul geste de se poster tantôt en rythmicien, tantôt en mélodiste.

Tout l’art de Waldron est là : la fausse simplicité de ses mélodies et l’attention au silence, héritées de Thelonious Monk, ainsi que la danse-transe d’accords inlassablement répétés.

Le disque s’ouvre avec le titre Blood And Guts, au rythme très enlevé. Mal tourne autour de la mélodie, la cerne en une course de plus en plus rapide, la travaille jusqu’à la mettre à nu, pour soudain se taire, littéralement s’évanouir. Après un très beau solo de contrebasse, Mal réveille son piano, le remet debout, titube et trébuche avec lui puis, soutenu par la batterie, retrouve lentement force et boussole. Dans ce corps à corps du pianiste avec son instrument, Patrice Caratini et Guy Hayat sont toujours justes, précis, ne sombrant  jamais dans une virtuosité vaine mais faisant plutôt résonner en leurs instruments la voix singulière de Waldron, en reprenant à leur compte des éléments de son discours.

Blood And Guts est un disque de joie : la joie de jouer ensemble, la joie de faire émerger d’un bloc de rythme la source pure et fragile d’une mélodie, la joie d’arpenter les touches du piano comme on dévale un torrent, la joie de tout envoyer valser enfin.

Cette réédition est un événement et nous rappelle que Mal Waldron nous manque terriblement.

Giannni Lenoci « Bucket of Blood »

Gianni Lenoci Hocus Pocus 3 with Steve Potts

Bucket of Blood

Silta Records 2011

BUCKETBLOOD

Bucket of Blood, du trio « Hocus pocus 3 » emmené par le pianiste italien Gianni Lenoci, invite le saxophoniste américain mais résidant en France depuis 40 ans Steve Potts à les rejoindre. L’invitation se présente en hommage. Le rare saxophoniste signe 3 compositions, l’une des trois signées par Lenoci lui est dédiée et le septième titre de ce disque est une reprise d’une composition de Steve Lacy, saxophoniste très lié à Potts, alter ego de ce dernier puisqu’au-delà de la pratique commune du saxophone soprano, les deux hommes partagèrent quelques 30 années de complicité artistique.

Ce disque apparaît justement comme une belle occasion d’entendre Potts libéré de la présence de Lacy, et porteur d’une voix autre, plus charnelle, moins austère que celle de son vieux complice.

Deux compositions de Gianni Lenoci, longues, amples, lentes, ouvrent Bucket of Blood et permettent de dresser l’inventaire : un trio télépathe, un saxophone qui fait le choix de la mélodie. Et les quatre musiciens de nous convaincre de leur talent, de l’unicité et de l’intensité de cette session qui révèle que, décidément, « la musique exprime (…) toute l’expérience humaine au moment précis où elle est jouée », comme le confiait John Coltrane. Processional, le second titre, à l’étrangeté trouvée dans les aigus du saxophone soprano de Potts comme dans les profondeurs du cadre même du piano de Lenoci, nous offre le grand moment du disque.

Les climats demeureront plutôt sombres, retenus, rouges et noirs, sang (Bucket of Blood take #1 et #2) et os (Bone), et la valse de Lenoci (Waltz for Steve Potts) ne sera guère plus enjouée que sa procession. L’apaisement, comme l’emballement, sont toujours porteurs ici de menace et de tension.

Tout comme Secret Garden, paru sur le même label Silta Records un an plus tôt, où Lenoci et deux autres de ses compatriotes italiens accueillaient une autre voix américaine d’importance (en l’occurrence le contrebassiste William Parker), Bucket of Blood affirme la singularité curieuse et perméable de Gianni Lenoci.