Claude Tchamitchian
Another Childhood
Emouvance, 2010
D’abord, Rainer Maria Rilke : « Une seule chose est nécessaire: la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne – c’est à cela qu’il faut parvenir. Etre seul comme l’enfant est seul (…) »
« Another Childhood », disque de contrebasse solo de Claude Tchamitchian nous rappelle que le musicien, à l’instar de l’écrivain dans ses « Lettres à un Jeune Poète », avait lié enfance et solitude dans un opus précédent consigné en solo déjà : « Jeu d’Enfants », paru en 1993.
Si chez Tchamitchian l’enfance est marquée du sceau du monde intérieur, elle est aussi le temps de l’apprentissage de l’altérité et de l’apprentissage grâce à l’altérité.
Ainsi, l’exercice du solo offre un aller retour entre le moi et le monde, entre singularité et diversité. Cette ambivalence, Claude Tchamitchian l’incarne par l’utilisation de sa contrebasse en conférant à celle-ci une « dimension polyphonique », en la faisant sonner « de façon ample, orchestrale », nous dit-il lors de l’entretien donné à Anne Montaron et consigné dans le livret éclairant du disque.
Dans le livret toujours, on lira bien sûr les titres des 9 morceaux composant « Another Childhood », et chacun se trouve suivi d’une dédicace. Claude Tchamitchian rend hommage aux pairs influents : trois contrebassistes (Ralph Pena, Peter Kowald, Jean-François Jenny Clark) et un guitariste (Raymond Boni). Mais dédicaces sont aussi offertes aux proches, alors mentionnés par leur prénom suivi d’une pudique initiale.
« Haute Enfance », qui ouvre le disque, est traversé des réminiscences de mélodies populaires, orales, ancestrales, et les figures de grands musiciens traditionnels, signés par Claude Tchamitchian sur le label Emouvance, tels le joueur de doudouk Araïk Bartikian ou le joueur de kamantcha Gaguik Mouradian, semblent venir visiter la session.
Puis le disque se poursuivra en une alternance de pizzicatos véloces, agiles et aériens et d’arcos graves, amples et terriens.
Les passerelles continuent d’être jetées : après les recueillies racines arméniennes, la solennité de certains compositeurs du 20ème siècle, qui mirent au cœur de leur musique les sonorités basses et une certaine idée de la mélancolie, transparaît. On pense alors à l’univers hébraïque d’Ernest Bloch (suites pour violoncelle), aux accents slaves de Chostakovitch (quatuors à corde).
Et du jazz, bien sûr, Claude Tchamitchian cultive la pulsation vitale, la liberté de sortir des cadres et de tracer des routes inédites, des raccourcis comme de sinueux détours, de longues pauses contemplatives…
Claude Tchamitchian, en s’attachant au passé, fait surgir une musique mouvante et vivante, une musique de l’instant présent, nourrie et irriguée du long fleuve qui l’a charriée jusqu’à nous, forte de ses nombreuses confluences, tout en en étant déjà irrémédiablement séparée. Nous pourrions dire que ce disque fait preuve, ainsi, de modernité.
Rainer Maria Rilke, finalement : « Fussiez-vous dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir à vos sens aucune des rumeurs du monde, n’auriez-vous pas alors toujours votre enfance, cette délicieuse et royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez vers elle votre attention. Cherchez à faire resurgir les sensations englouties de ce vaste passé; votre personnalité s’affermira, votre solitude s’étendra pour devenir une demeure de douce lumière, loin de laquelle passera le bruit des autres. »
Claude Tchamitchian: Another Childhood (Emouvance)
Edition : 2010.
CD : 01/ Haute enfance 02/ Raining Words 03/ Désirs d’ailes 04/ Mémoire d’élégant 05/ Rire de soie 06/ Broken Hero 07/ Off the Road 08/ Doucement tranquillement… 09/ Les pas suspendus