Stephan Oliva – Lives of Bernard Herrmann

d_Bernard-HerrmannStephan Oliva
Lives of Bernard Herrmann
Sans Bruit 2010

Après « Ghosts of Bernard Herrmann » paru en 2007 sur le label Illusions, voici la suite de l’exploration en solitaire par le pianiste Stéphan Oliva, mais cette fois ci en public, de l’œuvre du compositeur de musiques de films Bernard Herrmann.

Fidèle à celui-ci, Oliva développe un discours qui emprunte tant à la tradition romantique de Liszt et Debussy pour les climats recueillis (« Citizen Kane ») qu’aux explorations de la musique sérielle pour les mélodies comme esquissées et dévoilées par petites touches successives (« Sisters »). Aussi, Oliva use des ostinatos, des fulgurances dissonantes et du minimalisme qui faisaient la marque du maître.

Orson Welles, Henry Hathaway, Alfred Hitchcock comme plus tard François Truffaut, Brian De Palma ou encore Martin Scorsese se sont tous, occasionnellement ou régulièrement, appuyés sur la musique composée par Bernard Herrmann pour mettre en scène leur vision hantée et angoissée du monde. Ici, le silence est nuit, les notes solitudes et les mains du pianiste semblent dialoguer comme se répondent au cinéma champ et hors champ : de la présence menaçante de ce dernier naîtra le suspense.

La solitude d’Oliva incarne en un geste contemporain la solitude des deux personnages hitchcockiens (Scottie et Norman Bates) que font inévitablement renaître les deux pièces centrales du disque que sont Vertigo et Psycho, deux films malades qui déclinent la figure de la spirale (le chignon de Madeleine dans Vertigo, la bonde de la douche dans Psycho). La spirale, leitmotiv cinématographique devient ici source d’inspiration musicale : Oliva tourne autour de la mélodie, s’en approche pour ensuite prendre ses distances. La musique est comme aspirée, siphonnée ; elle se vide pour ne laisser apparaître que les os. Les improvisations du pianiste resserrent plutôt qu’elles n’élargissent le spectre. Nous est alors proposé ici un art de l’économie, de la nudité, du dépouillement, qui fait naître le mystère et le malaise, comme le crépuscule, en chassant petit à petit le jour, installe la nuit.

A l’instar de l’incapacité de Scottie et Norman à vivre dans un présent qui se serait affranchi du passé (en l’occurrence des figures féminines de l’Amante et de la Mère), la musique d’Oliva ne peut s’épanouir que dans les réminiscences à la fois de la musique d’Herrmann et des images suscitées par elle. Du compositeur américain, l’œuvre et son esprit (ses fantômes ?) sont ici justement, intimement revisités, de sa première musique de film (Citizen Kane) à sa toute dernière, achevée la veille de sa mort (Taxi Driver), pour laquelle Bernard Herrmann utilisait pour la première fois le matériau du jazz. Alors, Oliva de reprendre les choses là où le maître les avait laissées.

Stéphan Oliva : Lives of Bernard Herrmann (Sans Bruit)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Ouverture / Xanadu 02/ La Chiesa San Miniato Al Monte 03/ Prelude 04/ Vertigo Suite 05/ Sister’s Nightmare 06/ The Birthday 07/ Radar / Space Control 08/ Prelude / The Road / The Bedroom 09/ Spies of Fear 10/ Prelude

Gaël Mevel Quintet – Images et personnages

d_gael-mevelGaël Mevel Quintet
Images et personnages
Leo Records, 2010

Le dernier album du pianiste Gaël Mevel, en quintet et pour le label Leo Records, se compose de deux longues suites d’une vingtaine de minutes chacune. Jamais, la musique jouée par Mevel et ses compagnons (Jean-Jacques Avenel à la contrebasse, Didier Petit au violoncelle, Jacques Di Donato à la clarinette et Thierry Waziniak aux percussions) ne se départira des climats sereins, méditatifs et concentrés développés dès les premières minutes.

D’abord, c’est au bandonéon que Gaël Mevel dépose délicatement un lambeau de mélodie, quelques notés tirées d’un ailleurs imaginé, entre la comptine enfantine et une rengaine folklorique sans âge. Alors, les instruments, chacun à leur rythme (cette musique est la conjonction de respirations qui se cherchent et se rejoignent !), apprivoiseront ce bout de mélodie, le feront leur en lui dessinant de nouveaux contours qui s’entrelaceront tout au long de la première plage. Ce motif mélodique sera réintroduit dans la discussion régulièrement, tel un témoin de ce passage de relais musical, par Gaël Mevel, discret chef d’orchestre qui propose et recentre les débats plutôt qu’il ne les dirige. Il semble sans cesse rappeler ses compagnons à lui pour mieux leur souffler de s’enfuir à nouveau.

Sur ce disque, la musique est faite de flux et reflux, d’échappées belles et de retours en terra cognita, de boucles et de courbes. Les notes distillées avec économie, la riche interaction entre les timbres et les instruments, lui confèrent chaleur et étrangeté. Les musiciens, tous complices de longue date de Gaël Mevel, balaient de la main toute virtuosité et tout bavardage inutiles. Leur démarche pourrait être celle de la « route ouverte » décrite par D.H. Lawrence lorsqu’il décrivait la poésie de Walt Whitman : « La grande maison de l’âme est la route ouverte. (…) Pas par la méditation. Pas par le jeûne. Pas en explorant paradis après paradis, intérieurement, comme les grands mystiques. Pas par l’exaltation. Pas par l’extase. Par aucun de ces moyens l’âme ne se réalise. Seulement en prenant la route ouverte. »

Le langage commun, l’esperanto du quintet, c’est le silence. Gaël Mevel nous le confirme dans les notes de pochette : « Je remercie ces musiciens d’exception, inventifs et généreux qui partagent avec moi cet espace d’écoute si particulière où, en silence, tout est possible. » A notre tour de les remercier.

Claude Tchamitchian – Another Childhood

d_another-childhoodClaude Tchamitchian
Another Childhood
Emouvance, 2010

D’abord, Rainer Maria Rilke : « Une seule chose est nécessaire: la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne – c’est à cela qu’il faut parvenir. Etre seul comme l’enfant est seul (…) »

« Another Childhood », disque de contrebasse solo de Claude Tchamitchian nous rappelle que le musicien, à l’instar de l’écrivain dans ses « Lettres à un Jeune Poète », avait lié enfance et solitude dans un opus précédent consigné en solo déjà : « Jeu d’Enfants », paru en 1993.

Si chez Tchamitchian l’enfance est marquée du sceau du monde intérieur, elle est aussi le temps de l’apprentissage de l’altérité et de l’apprentissage grâce à l’altérité.

Ainsi, l’exercice du solo offre un aller retour entre le moi et le monde, entre singularité et diversité. Cette ambivalence, Claude Tchamitchian l’incarne par l’utilisation de sa contrebasse en conférant à celle-ci une « dimension polyphonique », en la faisant sonner « de façon ample, orchestrale », nous dit-il lors de l’entretien donné à Anne Montaron et consigné dans le livret éclairant du disque.

Dans le livret toujours, on lira bien sûr les titres des 9 morceaux composant « Another Childhood », et chacun se trouve suivi d’une dédicace. Claude Tchamitchian rend hommage aux pairs influents : trois contrebassistes (Ralph Pena, Peter Kowald, Jean-François Jenny Clark) et un guitariste (Raymond Boni). Mais dédicaces sont aussi offertes aux proches, alors mentionnés par leur prénom suivi d’une pudique initiale.

« Haute Enfance », qui ouvre le disque, est traversé des réminiscences de mélodies populaires, orales, ancestrales, et les figures de grands musiciens traditionnels, signés par Claude Tchamitchian sur le label Emouvance, tels le joueur de doudouk Araïk Bartikian ou le joueur de kamantcha Gaguik Mouradian, semblent venir visiter la session.

Puis le disque se poursuivra en une alternance de pizzicatos véloces, agiles et aériens et d’arcos graves, amples et terriens.

Les passerelles continuent d’être jetées : après les recueillies racines arméniennes, la solennité de certains compositeurs du 20ème siècle, qui mirent au cœur de leur musique les sonorités basses et une certaine idée de la mélancolie, transparaît. On pense alors à l’univers hébraïque d’Ernest Bloch (suites pour violoncelle), aux accents slaves de Chostakovitch (quatuors à corde).

Et du jazz, bien sûr, Claude Tchamitchian cultive la pulsation vitale, la liberté de sortir des cadres et de tracer des routes inédites, des raccourcis comme de sinueux détours, de longues pauses contemplatives…

Claude Tchamitchian, en s’attachant au passé, fait surgir une musique mouvante et vivante, une musique de l’instant présent, nourrie et irriguée du long fleuve qui l’a charriée jusqu’à nous, forte de ses nombreuses confluences, tout en en étant déjà irrémédiablement séparée. Nous pourrions dire que ce disque fait preuve, ainsi, de modernité.

Rainer Maria Rilke, finalement : « Fussiez-vous dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir à vos sens aucune des rumeurs du monde, n’auriez-vous pas alors toujours votre enfance, cette délicieuse et royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez vers elle votre attention. Cherchez à faire resurgir les sensations englouties de ce vaste passé; votre personnalité s’affermira, votre solitude s’étendra pour devenir une demeure de douce lumière, loin de laquelle passera le bruit des autres. »

Claude Tchamitchian: Another Childhood (Emouvance)
Edition : 2010.
CD : 01/ Haute enfance 02/ Raining Words 03/ Désirs d’ailes 04/ Mémoire d’élégant 05/ Rire de soie 06/ Broken Hero 07/ Off the Road 08/ Doucement tranquillement… 09/ Les pas suspendus

Gianni Lenoci & Gianni Mimo – Reciprocal Uncles

d_reciprocal-unclesGianni Lenoci & Gianni Mimo
Reciprocal Uncles
Aminari records / Long song records, 2010

On sait Lenoci être un infatigable arpenteur de terres multiples. Les chemins tracés par la musique contemporaine, les reliefs changeants dessinés par les musiques improvisées, mais aussi la fausse monotonie des déserts électroniques ont été visités par les pas curieux du pianiste.

Au début de ce disque, la musique que propose Gianni Lenoci, ici en duo avec le saxophoniste soprano Gianni Mimmo, est une musique des périmètres, qui se joue là ou on ne l’attend pas : sur les cordes et le cadre du piano, dans le souffle lui-même plutôt que pour le son qu’il propulse. Ici nous assistons à la musique en train de se faire, hors champ.

Puis le paysage se dégage, par petites touches. C’est le piano qui guide, crée un climat, et le sax soprano s’engouffre dans son passage. Les deux musiciens italiens creusent une musique de l’épure, qui évoque la netteté des paysages ensoleillés après la pluie.

On pense au duo que formaient Steve Lacy et Mal Waldron, pour les sinuosités du sax qui se faufilent dans les silences, pour les respirations du piano, ses notes qui cascadent et s’entrechoquent tels de petits cailloux lumineux, mais aussi pour les trous hérités de Monk semés ici et là par le piano, comme autant d’invitations à ne pas marcher trop droit et à se détourner du chemin jusque là tracé.

L’esprit de Morton Feldman plane aussi sur cette session : on y retrouve l’attachement du compositeur américain pour la douceur des sonorités et la place qu’il souhaitait ménager au hasard dans la musique. Ainsi, chez Lenoci, on entend des mélodies qui se créent comme on jetterait les dés au ralenti.

Mais parfois le piano se fait plus pressant, percussif alors, et précipité.

Nous revient à l’esprit ce que disait Mal Waldron au sujet de l’improvisation : « Épuisez ce que vous avez jusqu’au bout, puis changez d’angle. »

Ici c’est le cas : une ébauche, un fragment esquissé entraînent pour les deux musiciens des tâtonnements, des errances, des foulées plus cadencées, un nouveau trébuchement, pour enfin trouver la beauté et l’apaisement. Jusqu’au nouveau virage, au nouveau « changement d’angle ».

Gianni Lenoci, Gianni Mimmo : Reciprocal Uncles (Amirani Records)

Edition : 2010.

CD : 01/ Brain Prelude 02/ Consideration 03/ One or More 04/ What the Truth is Made for 05/ Steppin’ Elements 06/ Sparse Lyrics 07/ News from the Distance 08/ Almost Interlude

Alexey Kruglov – Seal of Time

d_alexey-kruglovAlexey Kruglov
Seal of Time

Leo Records, 2010

On ne nomme pas son disque, lorsque l’on a 30 ans à peine, « Seal of Time » (soit « le sceau du temps ») par hasard. Alexey Kruglov, saxophoniste russe,  s’inscrit en effet dans la grande histoire du jazz, et s’offre une pause dans ses plus belles pages free. Ici, les références sont assumées, et ne nuisent en rien à la pertinence du propos.

C’est d’abord à Ayler que l’on pense, tant la musique de Kruglov semble chasser l’esprit du grand Albert et vouloir comme ce dernier dire en un même souffle la beauté et la violence du monde.

Puisant dans un passé un peu plus proche, on peut évoquer sans peur de trahir Kruglov la personnalité de David S.Ware, pour le lyrisme et l’exaspération qui se mêlent dans le discours du jeune musicien russe. L’introduction de « Poet », notamment, nous y invite : sur les accords obsédants d’un piano mantra et la pulsation de toms en transe, Alexey Kruglov élève lentement sa voix, comme Ware avait pu le faire sur un « Ganesh Sound » de forte mémoire (sur son disque « Renunciation »).

Enfin, s’il fallait citer une troisième figure tutélaire à ce disque, nous en appellerions sans doute à Jan Garbarek, pour le son cristallin de Kruglov, et la production du disque qui lorgne vers la prise de son du label ECM : réverbération, halo semblent entourer chaque instrument et en particulier les soufflants.

Souvent, Alexey joue en tandem avec le batteur Oleg Udanov et nous les retrouvons ainsi côte à côte sur ce disque qui rassemble deux enregistrements en trio. Le premier témoigne d’un concert donné par les deux hommes avec le pianiste Dmitry Bartukhin dans un club de Saint Petersburg en septembre 2009, et le second est le fruit d’une session plus ancienne,  invitant le contrebassiste Igor Ivanushkin, et qui s’était déroulée en novembre 2007 dans un studio de Moscou. Ici et alors, Alexey Kruglov, saxophoniste alto, fait preuve d’une indéniable aisance en d’autres tonalités et tessitures ; sur la longue et changeante suite « The Battle », par exemple, on l’entend également au saxophone soprano, au saxophone baryton, à la flûte, au piano ainsi qu’au très rare cor de basset.

On pourra certes reprocher à Alexey Kruglov de trop vouloir en dire (la juxtaposition alors superficielle d’univers qui peinent à se lier nous éloigne du musicien), mais l’originalité et la sincérité du propos, ainsi que les enthousiasmantes deux pièces maîtresses que sont « Poet » et « Love », augurent de beaux lendemains.

Alexey Kruglov : Seal of Time (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01/ Poet 02/ The Battle 03/ Seal of Time 04/ Love 05/ The Ascent

Jacques Coursil – On a trail of tears

d_trail-of-tearsJacques Coursil
On a trail of tears
Universal Classic & Jazz France / Emarcy, 2010

«Je joue les choses pour que les gens réentendent le bruit du monde. Je joue le cri du monde. Je ne l’ai pas inventé : je suis l’écho de ça. Et je pense que quand on entend le cri du monde, on se reconnaît assez bien dans ma musique. »

Entre 1965 et 1975, Jacques Coursil vit et joue à New York, en pleine effervescence free jazz. Puis il se retire du monde de la musique pour revenir à ses autres passions : la linguistique et la poésie, et s’installe en Martinique. En 2005, le trompettiste décide de relayer à nouveau ce « cri du monde » et « On a trail of tears » est le troisième disque du revenant. Si le précédent, « Clameurs », se faisait l’écho des luttes des esclaves pour la liberté et l’affirmation de la négritude, celui-ci évoque le combat perdu des indiens d’Amérique. Le disque se clôt sur un sidérant « Tahlequah », capitale de la nation Cherokee, « sentier des larmes » qui fut le théâtre en 1838 de la déportation de 16000 indiens de Géorgie en Oklahoma, dont 4 000 périrent en route.

Outre la préoccupation de Coursil pour les peuples sacrifiés, ce disque semble concentrer tout l’art du trompettiste. Ce qui marque tout d’abord, c’est sa technique : respiration circulaire, coups de langue, son embrumé dans la lignée d’un Miles Davis, qui concourent à imposer une voix singulière, sans réelle ascendance, ni descendance.

Ici, deux groupes sont convoqués. Le premier inclut des musiciens déjà présents sur « Clameurs », Jeff Baillard (claviers et arrangements) et Alex Bernard (contrebasse), et développe une musique ample et étale, sur laquelle la trompette de Coursil se pose puis glisse avec majesté. La deuxième formation n’est pas sans rappeler les débuts agités et new yorkais du musicien, et nous offre la présence des grands vétérans Sunny Murray (batterie) et Alan Silva (contrebasse) : la musique y est plus accidentée et sinueuse.

Toute destinée humaine comprend moments de paix et de plénitude comme crises, incertitudes et chaos ; la narration musicale de Jacques Coursil est à l’avenant. Dans les moments de sérénité, la menace guette cependant et c’est au cœur du chaos que l’apaisement surgit soudain. C’est un grand disque que nous offre Jacques Coursil, dont la respiration intime se règle sur le pouls du monde.

Jacques Coursil : Trail of Tears (Emarcy / Amazon)

Edition : 2010.

CD : 01/ Nunna Daul Sunyi 02/ Tagaloo, Georgia 03/ Tahlequah, Oklahoma 04/ The Removal (Act I) 05/ The Removal (Act II) 06/ Gorée 07/ The Middle Passage

Pierre Lemarchand © Le son du grisli

Joëlle Léandre & Jean-Luc Cappozzo – Live aux Instants Chavirés

d_instants-chaviresJoëlle Léandre & Jean-Luc Cappozzo
Live aux Instants Chavirés
Kadima Collective, 2009

Ce « Live aux Instants Chavirés » est un témoignage du concert que donnèrent en duo Joëlle Léandre et Jean-Luc Cappozzo dans le club de Montreuil le 26 février 2009. « Je crois que dans l’intimité de l’improvisation, qui est une musique naturelle et urgente, où tout se dit, le duo est l’ensemble parfait », nous confiait la contrebassiste Joëlle Léandre dans A voix basse. Et plus haut, dans ce même livre d’entretiens donnés à Franck Médioni, de déclarer : « Je ne crois pas beaucoup à la masse, je crois à l’intimité de l’écoute. Le duo est un art, c’est une conversation intime et profonde. »

A l’écoute de ce disque, les mots précités ressurgissent, inévitablement. Joëlle Léandre a raison : l’intimité et la profondeur, s’ils ne sont l’apanage de tout duo, le sont de celui-ci, à coup sûr, et des huit improvisations consignées ici.

La musique émerge du fonds des temps, comme d’une torpeur. La matière sonore semble se créer sous nos yeux, glaise malaxée ; contrebasse et bugle se cherchent, se manquent, pour se trouver enfin à mi temps du morceau qui ouvre cet album et ensuite cheminer ensemble. Ces deux là, qui se sont trouvés, ne se lâcheront plus, ou si, pour quelques échappées belles, à se courir après et mieux se retrouver.

Ce long blues liminaire, qui a du blues tout l’esprit et peu la lettre, pose le cadre. Intimité, et profondeur. En jazz, on exprime souvent sa voix intérieure en empruntant les accents de ses aînés, on ne se pose original que dans l’affection portée aux modèles. C’est ce que semble nous souffler Cappozzo, lorsqu’il cite « Good Bye Pork Pie Hat » de Charles Mingus (qui par là même rendait lui-même hommage à Lester Young). C’est ce que nous disent les deux musiciens lors du morceau ultime, qui tourne autour du spiritual « Sometimes I feel like a motherless child » sans jamais le saisir, qui offre au fantôme de ce chant ancestral une danse bien contemporaine.

Le blues premier et le spiritual salué embrassent une poignée de titres à l’intensité à chaque écoute saisissante, et lors desquels les deux musiciens offrent à leurs instruments la simple beauté des mélodies en même temps que l’exploration de tous leurs possibles.

Joëlle Léandre, Jean-Luc Cappozzo : Live aux Instants Chavirés (Kadima Collective / Instant Jazz)

Enregistrement : 26 février 2009. Edition : 2009.

CD : 01-08/ Instants Chavirés 1-8

Joëlle Léandre – Live in Israël

d_live-in-israelJoëlle Léandre
Live in Israël
Kadima Collective, 2008

Le « live in Israël » de Joëlle Léandre, c’est tout d’abord cette photo mettant en scène la musicienne seule, devant la Mer Morte, caressée par le vent et sur fond de ciel bleu. Une Léandre « au naturel ». La mer morte, berceau de l’Humanité, est le lieu des origines, de l’intime, du retour à soi, en même temps que le point de départ des aventures humaines, des rencontres, des brassages.

Le « live in Israël », alors ouvert, ce sont deux disques, témoignages d’une tournée de Joëlle Léandre donnée en Israël en novembre 2007. Le premier comprend sept improvisations de la contrebassiste en solo, le plus souvent jouées arco. On l’y entend frotter les cordes avec son archet comme si elle fouillait en elle-même, avec l’intensité et les fulgurances qu’on lui connaît, et cette capacité à nous faire basculer dans un ailleurs, une terra incognita aussi belle qu’universelle (impros 4 et 5).

Le deuxième disque présente la contrebassiste jouant en sextet, puis en trio et enfin en duo. Les quatre plages en sextet la lient à cinq musiciens israéliens au sein d’une formation qui n’a de classique que l’apparence : piano, contrebasse, batterie et trois soufflants, dont le désormais new-yorkais Assif Tsahar à la clarinette basse. Les trois plages suivantes sont jouées en trio, et on retrouve Joëlle Léandre aux côtés du saxophoniste Steve Horenstein et d’un autre contrebassiste, JC Jones, patron du label Kadima collective mais surtout passionnant musicien. La musique déployée ici est surprenante de bout en bout et l’alchimie entre les trois musiciens est telle que la musique coule avec une aventureuse évidence (impro 1). Enfin, le disque se clôt avec deux titres joués en duo avec le joueur de oud et chanteur Samir Makhoul et leurs cordes et voix mêlées nous offrent finalement le plus beau moment du disque.

Dans la foisonnante discographie de Joëlle Léandre (plus de 150 enregistrements, tout de même !), ce disque occupe une place particulière, en ceci qu’il nous offre un éclairage singulier sur l’art de la contrebassiste tout en nous présentant une Joëlle Léandre « dans tous ses états ».

Joëlle Léandre : Live in Israel (Kadima Collective / Instant Jazz)

Edition : 2008.

CD1 : 01-07/ Bass Solo 1-7 CD2 : Sextet

Interview de Didier Petit

itw_didier-petitVioloncelliste précieux et créateur du label In Situ, Didier Petit vient de faire paraître « Don’t Explain », solo remarquable au point de s’être beaucoup fait remarquer.

JAP >>> « Dans les notes de pochette de ton disque « Don’t Explain », tu revendiques à propos de ton musique, de ton inspiration, la « porosité » qui semble t’habiter. Pourrais-tu évoquer cette
porosité? »

DP >>> Je dis effectivement que « nous » sommes poreux et cela malgré nous ou en accord avec nous. Il me semble que si il y a une « évolution » dans les dernières décennies, elle se situe précisément là. Il n’est pas nouveau de dire que nous sommes entourés par une quantité d’informations très importantes voire beaucoup plus importantes qu’il y a quelques dizaines d’années. Que l’on s’en aperçoive ou pas, ces informations très diverses nous traversent. Dans le domaine plus particulier de la musique, nous baignons dans des sons de tous ordres, organisés ou pas (certains appelleront cela « pollution sonore ») et dans la majorité des cas nous ne les choisissons pas. Il est tout à fait intéressant et par moment jubilatoire, d’être attentif à cette multiplicité sonore et d’en faire sa sauce. Par ailleurs nous sommes en liaison directement et indirectement avec toutes les cultures du Monde!!

Le mouvement entamé il y a un petit peu plus d’un siècle avec la première exposition universelle c’est accéléré et avec les nouveaux outils de communication il est pratiquement impossible d’exclure cette rapidité de notre vie. Nous pouvons par contre faire le choix de l’inclure dans une vision plus large et dans un temps plus long. C’est cela pour moi être poreux, ce n’est pas être contre ce mouvement irréversible, c’est être tout contre ! C’est accepter d’être traversé par ces mouvements et ces sons puis ensuite choisir un chemin qui nous appartient et de le proposer aux autres. A mon sens, l’avantage de cette situation c’est qu’il n’y a plus un cadre unique, une contrainte unique, une vision unique et que nous acceptons définitivement et joyeusement la complexité du monde. Bien sur, il peut exister quelque nostalgie à croire en l’unicité, à la solution unique, à penser le monde autour d’une ou deux idéologies mais nous savons tout des dangers de cette expérience. « Don’t Explain » c’est une proposition sensible et multiple parmi des millions d’autres et en relation avec tout ce qui entoure. C’est une mise en forme de tout ce dans quoi je baigne.

JAP >>> Alors « Don’t Explain » serait à la croisée de ces chemins : l’intime et le multiple ? La solitude et la diversité du monde ? Parlons de ce disque, si tu veux bien. Au soin avec lequel le disque est réalisé (les photos, les textes, la beauté de l’objet…), on pressent qu’il occupe une place très particulière dans ton œuvre. Es-ce exact ? Pourquoi est-il si important ?

DP >>> Il est tout à fait troublant de lire quelqu’un qui résume parfaitement en deux phrases ce que l’on a tenté longuement d’expliquer. Mais c’est bien ce que je pense et je vis et qui je crois s’exprime assez bien dans la musique de « Don’t Explain ». En tous les cas c’est ce qui apparait dans les retours que j’ai de cet album et que je n’explique pas !
Une place très particulière : oui et non ! Je dirais que les choses avec le temps se précisent doucement et « Don’t Explain » est bien dans la continuité de ce qui m’anime depuis 25 ans, qui est très banale et que je résume par : Dans la vie, nous n’existons pas sans les autres !

Pour en revenir au disque qui est un objet que j’aime car il est aussi à la croisée des chemins (dixit la collection « in situ »). Un disque n’existe pas en lui même, il existe par tous les gens qui le pensent, le fabriquent, le discutent, le diffusent et l’écoutent. D’une certaine manière le disque est une « communauté ». Je ne vais pas parler ici de toute la nébuleuse qui a fait exister celui-ci mais particulièrement de ceux qui ont été très présents, car on ne dira jamais assez qu’un album ce n’est pas que le projet d’un ou de musiciens ! Dans « Don’t Explain », chacun est venu enrichir ce bel objet par son écoute par le regard et par l’attention qu’il portait dessus. Théo Jarrier (allez vite à la boutique « Souffle Continu ») qui a trimbalé son humeur dans le studio et en dehors et qui a cette qualité énorme de parler très peu et d’avoir une présence très forte. Jean Rochard qui a une écoute très juste et sait la transmettre caché derrière la console d’enregistrement. Steve Wiese, l’énorme ingénieur du son attentionné et humble par excellence assisté de Miles Hanson à l’oreille aiguisée. Jean-Yves Cousseau, celui qui ressent parfaitement l’humeur de la musique pour lui trouver son écrin visuel, Francis Marmande fougueux écrivain qui sait faire parler les sons, Delia Morris mélomane avertie qui sait traduire la pensée des autres et Gilles Fruchaux, l’éditeur qui n’a pas froid aux oreilles et qui sait rester à l’écoute … Et bien sur toute la présence de ceux qui ont soutenu ce projet et qui se résume à une centaine de personne. Et pourquoi donc est-ce si important ?

Pour ce qui est de la musique, je ne suis évidement pas en train de construire une œuvre, je laisse cela aux gens sérieux. Je tente de rester attentif à ce qui m’entoure, appréhender ce que j’ai la capacité d’intégrer et donc ne pas déléguer à outrance ! La musique est pour moi basée sur de la pratique et de l’échange. Si elle est trop hiérarchisée, elle n’a plus de sens. Toute la difficulté quand on vit dans son époque (musicalement) c’est d’avoir un point de vue sur celle-ci mais surtout pas uniquement vu du haut. Etre les pieds bien dedans !!

JAP >>> « Don’t Explain », parce qu’il est un disque solo peut être, semble aussi être une déclaration d’amour au violoncelle. Tu y joues d’un violoncelle dans tous ses états (« gratté, chanté, frotté, piqué… » précises-tu dans les notes de pochette). Peux tu évoquer ta rencontre et ton rapport à cet instrument que l’on rencontre plutôt rarement dans le jazz et les musiques improvisées ?

DP >>> Sur cette question, il faut que je trouve ce fameux esprit de synthèse qui vous est cher car ayant débuté le violoncelle à 7 ans, cela fait quand même 40 ans que je me trimbale cette histoire qui est évidement joyeusement complexe! Je crois que le terme qui définit le mieux pour moi le rapport à mon instrument et également celui que j’ai à la musique est le mot « désacralisation ». Toute la musique occidentale savante repose sur le sacré et l’élévation de l’esprit ou si on préfère, la séparation du corps et de l’esprit. Dit rapidement cela signifie qu’on a le choix entre le corps d’un côté avec la musique de danse, la pop, le rock et tout le bordel qui va avec, d’une part et la musique classique, contemporaine, jazz (pas à ses débuts) musiques expérimentales et tout le bordel qui va avec, d’autre part. Je me suis donc attaché à ce qui réunit le tout, c’est à dire « tout le bordel qui va avec » !

De toutes les façons, cette séparation entre le corps et l’esprit ne m’a jamais humainement convenu, ni dans ma vie et encore moins dans ma pratique !

Par ailleurs, le fait que je joue du violoncelle est assez anecdotique vu que ce n’est pas moi qui l’ai choisi ! (à 7 ans un enfant ne choisit pas, il est directement influencé). En bref, quand vers 19 ans j’ai quitté le champ du classique car sociologiquement cela ne correspondait à rien dans la façon dont je vivais le monde (je ne le disais évidement pas comme cela à l’époque), il a fallu désapprendre complètement ce que l’on m’avait enseigné. C’est la pratique de ce désapprentissage qui m’a amené à redécouvrir cet instrument, voire à le découvrir complètement. Et progressivement j’en ai tiré les sons qui forment la matière sonore de mon jeu ! Je suis aujourd’hui plus serein sur un parcours qui fut assez chaotique mais en même temps assez riche en rebondissement et mon violoncelle sur lequel je joue depuis 30 ans a plutôt bien tenu le coup au vu de tout ce qu’il a subi !

Cela étant, je pourrais facilement dire que si mes parents avaient choisi la trompette, j’aurais probablement fait la même chose, idem pour la harpe, etc. C’est bien le processus qui compte, pas l’instrument et cela, même si aujourd’hui, ce corps à corps avec mon violoncelle remplit mon existence.

JAP >>> « Ainsi, l’important n’est ni l’instrument, ni le répertoire, ni la composition… Ce qui importe c’est le moment présent, et l’autre. La vie donc! Même si tu sembles vouloir farouchement t’affranchir de toute tradition, y a-t-il des musiciens ou des musiques qui ont compté pour toi et qui t’ont tracé la voie? Peut-on parler d’influences, de références, de déclics? »

DP >>> Bien sur qu’il y a des musiciens et des musiques qui ont fait des déclics. On est absolument influencé en permanence, soit de manière dynamique et/ou de manière trompeuse. Il m’est extrêmement difficile de citer tout ce qui a induit un parcours. Je peux parler du claveciniste Scott Ross quand j’avais 5 ans qui faisait tourner les crêpes de sa main gauche pendant qu’il travaillait sur le clavier de la main droite, je peux parler de Michel Portal que j’ai entendu jouer Mozart un soir et improviser avec Bernard Lubat le lendemain. J’avais 12 ans. Je peux parler d’une chanson que j’écoutais en boucle « Alfonsina Y el Mar » quand j’en avais 8. Je ne savais pas alors qui était cette Mercedes Sosa. Je l’ai redécouvert 35 ans après. Je peux parler de la perturbation intense en allant écouter les concerts du Sun Ra Arkhêstra et la sensation de la masse sonore en mouvement qui me soulevait du sol quand je jouais dans le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva. D’un concert avec Marylin Crispell où j’étais bien trop jeune pour comprendre de quoi il était question. De la rencontre particulière avec Georges Russel qui m’écoutant jouer de la batterie me disait : « Tu devrais arrêter le violoncelle, tu ferais un très bon batteur ». De Sunny Murray me cassant la gueule parce que je ne suis qu’un petit blanc à la con qui ne pouvait pas s’occuper que de lui et de sa batterie (j’avais 21 ans). De 16 ans d’aventure musicale intense avec Denis Colin et Pablo Cueco, de ma rencontre avec Jean Rochard à discuter toute la nuit de musique dans la voiture qui nous amenait aux rencontres photographiques d’Arles. De la rencontre avec Théo Jarrier alors qu’il faisait sa revue Peace Warrior et qui est devenu l’oreille artistique de la collection in situ. De l’écoute, derrière une porte, de Cecil Taylor travaillant son piano quand j’avais 19 ans. D’une joute mémorable avec Iva Bittova à Luz Saint Sauveur, de ma rencontre inattendue à Moscou avec Leon Theremin, le célèbre inventeur méconnu. De la leçon de chant de Cathy Berberian à laquelle j’ai assisté à 10 ans. De mes escapades aux Etats-Unis et en Chine à rencontrer des musiciens qui se bataillent dans leur pays pour exister, de mes années à chanter des chants grégoriens et latins à la cathédrale de Reims ; j’avais 13 ans et plus. D’une journée agréable passée avec Noël Akchoté avant un concert à Radio France chez Anne Montaron. C’était il y a à peine un an …. Et je pourrais en mettre des dizaines de pages car je n’ai parlé que de ce qui gravite dans et autour de la musique. Et sans parler de ce qui va m’arriver …

On l’aura compris, je m’intéresse au fragile équilibre de la relation. Ma pratique musicale est principalement basée sur le désir d’appréhender mon environnement et de ne pas m’élever ni sublimer quoi que ce soit, plutôt désacraliser. J’aime qu’une rencontre me pousse à comprendre ce que je ne connais pas. Chaque son, chaque phrase, chaque rythme, chaque couleur musicale a du sens à partir du moment où elle parle autant au corps, c’est à dire à la relation, qu’à l’esprit. A partir du moment où elle trouve sa place dans mon environnement sonore. Je suis de ce fait dans une progression très lente et du coup j’appréhende ce que je fais et je suis heureux avec ce que je suis. Je l’applique le plus possible dans ma vie quotidienne également. Je pourrais aller plus vite mais cela nécessiterait de déléguer certains aspect de mon existence mais je ne le désire pas et je pense que c’est en contradiction avec ce que nécessite la musique, c’est à dire du temps. J’aime vivre au milieu des autres, pas au-dessus ! Je ne vois pas l’utilité ce la compétition, ni de la concurrence qui amène à ce que tout le monde fasse la même chose et donc ne favorise que celui qui va le faire mieux pour moins cher. J’aime ce qui est rare chez chacun d’entre nous ! Bref je suis totalement has been !

JAP >>> « Depuis le début de notre conversation, ton attachement pour une musique comme langage universel, comme source de vérité et d’humanité m’impressionne. On sent que tu souhaites tourner le dos à la société du spectacle et du divertissement. Et que la musique doit être pour toi aussi diverse, aussi foisonnante que les rencontres qui la provoquent. Je souhaiterais partager avec toi cette phrase de Milford Graves, et te demander ce qu’elle t’inspire… »"La musique doit se conduire dans l’instant même. La vie se fait à chaque instant, nouvelle et fraîche : il doit en être de même pour la musique ».

DP >>> Humanité, instant, fraîcheur, vie, attachement, diversité, foisonnement, rencontre, tout cela existe dans la vie comme dans la musique et je fais aisément miens tous ces mots. Je suis un indécrottable optimiste et j’aime les gens malgré moi. Je me questionne par contre souvent sur les mots vérité et universalité car ces mots sont très puissants. L’universalité en musique est quelque chose de compliqué car il n’est pas juste de penser que toutes les musiques peuvent communiquer entre elles et que la musique serait un langage universel. Elles se mélangent parfois, se côtoient souvent, se superposent encore plus souvent mais il n’est pas si aisé d’entrer dans le cœur d’une musique dont la culture nous échappe. C’est un peu comme aujourd’hui où tout le monde, moi y compris, voyage partout dans le monde en avion mais ne rencontre pas souvent la diversité du pays qu’il visite, voir pas du tout. C’est comme si y être allé était le plus important. Il y a bien sûr une façon d’être qui en étant ouverte facilite et peut permettre de toucher un territoire musical nouveau, mais là aussi, ce n’est pas toujours donné. Bref, si il y a une universalité, elle débute de toutes façons par notre attitude à aller vers … et pour la suite, comme dirait un ami très cher : « on bricole, on bricole !! »

Par ailleurs, y a-t-il une vérité en musique? Je n’en sais rien et je dirais que l’humilité est probablement plus importante que la vérité. Je trouve que notre époque est tout à fait formidable car les propositions musicales sont foisonnantes et nous admettons plus justement que le monde est très complexe. Nous savons qu’il n’existe plus « une vérité » qui va sauver le monde et si cela se confirme, c’est une très bonne nouvelle. Les musiques aujourd’hui n’étant plus automatiquement liées à une idéologie dominante, on peut les écouter simplement pour ce qu’elles sont, c’est à dire pour la résonance qu’elles ont dans notre histoire personnelle. Par des mouvements profonds que l’on ne comprend pas forcément mais qui nous parle. Par exemple, les échos que j’ai eu de « Don’t Explain » vont dans ce sens. Beaucoup y ont trouvé quelque chose qui m’échappe avec une très grande diversité de sentiments. Vive la multiplicité !

JAP >>> « Je ne voudrais pas finir cette discussion sans parler des projets qui ne doivent pas manquer de t’animer… Quels sont-ils? »

DP >>> Il y a beaucoup de projets sur le feu mais en ce qui concerne l’avenir immédiat, je repars en Chine à la fin du mois pour une nouvelle tournée avec le EAST-WEST Collective qui cette année sera en trio avec Xu Fengxia au Guzheng et Sylvain Kassap aux clarinettes. Cette tournée sera suivit d’une résidence à Tang Mo, un petit village au pied de la Montagne Jaune, berceau du Confucianisme. Je serai alors avec l’artiste Delphine Ziegler, la chorégraphe Aurore Gruel et toujours Xu Fengxia.

Par ailleurs, sur la saison 2010-2011 j’ai le désir de jouer « Don’t Explain » partout où cela est possible et je repartirai faire ma petite promenade annuelle aux Etats-Unis où je prends beaucoup de plaisir à rencontrer toujours de nouvelles personnes.

Chicago Underground Duo – Boca Negra

d_bocanegraChicago Underground Duo
Boca Negra
Thrill Jockey, 2010

“Boca Negra” est le cinquième album du Chicago Underground Duo, et le onzième du collectif Chicago Underground, que l’on a pu en outre entendre en trio, en quartet ou en ensemble.

Contrairement aux autres réalisations du duo Rob Mazurek / Chad Taylor, ce disque n’a pas été enregistré à Chicago mais à Sao Paulo, au Brésil, où vit à présent Rob Mazurek. Mais comme à leur habitude, ils nous offrent une musique de composition et d’improvisation mêlées.

Le premier morceau de l’album, “Green Ants”, nous replonge en 1969, lorsque Don Cherry et Ed Blackwell gravaient “Mu”. Rob Mazurek, comme Don alors, alterne clameur du cornet et douceur de la flûte, tandis que Chad Taylor, tel Ed Blackwell, se concentre sur les toms de sa batterie pour mieux convoquer les tambours de l’Afrique. Cette filiation se précisera plus tard, lorsque les deux musiciens choisiront de reprendre le thème “Broken Shadows”, écrit par Ornette Coleman, compagnon de Don et Ed.

Le deuxième titre, “Left hand of darkness”, incarne un autre aspect de la musique des deux hommes : la contemporanéité des ambiances créées par l’ordinateur de Chad Taylor. Outre les boucles et traitement sonores habituels, l’usage de l’ordinateur donne au duo la possibilité d’inviter d’autres instruments, et notamment la contrebasse qui permet à certains morceaux (“Confliction” et “Spy on the floor”) de développer de puissants grooves.

Sur la longueur de ce disque, on côtoie au final des morceaux aux ambiances très contrastées, mais organisées avec soin en une suite cohérente. Un grand disque donc, inspiré, réfléchi, et animé surtout par la complicité quasi télépathique qui unit les deux musiciens chicagoans. S’il fallait le démontrer, revenons à “Broken shadows” évoqué plus haut. Sur les roulements de tambours prodigués par Chad Taylor, le vibraphone du même Chad et le cornet de Rob Mazurek s’entrecroisent, se pourchassent, se percutent, se complètent, se séparent puis se retrouvent, comme pour recomposer une mélodie fragmentée… Les autres titres sont à l’avenant, «ombres brisées», diffractées, parvenues heureusement jusqu’à nous.

Chicago Underground Duo: Boca Negra (Thrill Jockey)

Enregistrement: 2009. Edition: 2010.

CD: 01/ Green ants 02/ Left hand of darkness 03/ Broken shadows 04/Quantum eye 05/ Confliction 06/ Hermeto 07/ Spy on the floor 08/ Laughing with the sun 09/ Roots and shooting stars 10/ Vergence