Marty Ehrlich Rites Quartet – Things Have Got To Change

d_thingshaveMarty Ehrlich Rites Quartet
Things Have Got To Change
Clean Feed, 2009.
Par Pierre Lemarchand

« Things have got to change » : les mots s’imposent en grand sur la pochette de ce disque et apparaissent alors en filigrane les titres-manifestes du premier orchestre d’Ornette Coleman (tels « Change of the century » ou encore « Something else ! »). D’Ornette, plutôt que le changement radical, on entendra l’urgence du propos. D’Ornette toujours, on pourra retenir ici la proposition d’un quartet sans piano, insufflé par une trompette et un saxophone alto qui, en des passages de relais enjoués, projettent dans l’espace des mélodies tantôt urgentes (Song For Tomorrow), tantôt fragiles (Some Kind Of Prayer, pièce maîtresse du disque), toujours dansantes.

Est convié ici Erik Friedlander qui, avec Daniel Levin, impose le violoncelle dans le jazz d’aujourd’hui (comme hier Doug Watkins l’avait fait) pour son chant si particulier. Il peut se faire guimbri comme les percussions de Pheeroan Aklaff se font crotales, en une résurgence gnawa (Rites Rhythms) comme il peut, à la manière de la contrebasse, assurer une pulsation rythmique sans faille dans le très hard bop Dung.

Ce « Rites Quartet » est emmené par le saxophoniste Marty Ehrlich qui y convoque des complices de longue date (de très longue date, même, pour Aklaff, dont la collaboration avec Ehrlich remonte à la fin des années 70) avec qui il a joué dans différentes de ses formations. Marty Ehrlich joua avec Erik Friedlander dans son Dark Wood Ensemble et avec le trompettiste James Zollar dans son sextet News on the Rail et dans son grand orchestre the Long View.

Mais jamais les quatre musiciens n’avaient joué tous ensemble. Ce n’est que récemment, pour ré explorer des compositions de Julius Hemphill, qu’ils se sont rassemblés. C’est donc naturellement qu’aux cinq compositions de Marty Ehrlich s’ajoutent trois reprises de thèmes de Hemphill. Ce dernier, né dans la même ville qu’Ornette (Fort Worth au Texas) fut le véritable mentor d’Ehrlich. Ce dernier fit partie du dernier sextet de Julius Hemphill et continua d’y jouer la musique du texan quand celui-ci, trop malade, ne pouvait plus souffler dans son saxophone, et jusqu’après la mort d’Hemphill en 1995.

La mémoire, donc, l’héritage et la fidélité sont dans cette musique fortement présents et nourrissent les voix originales des quatre hommes qui nous livrent un disque aussi sincère qu’attachant.
Marty Ehrlich Rites Quartet: Things Have Got To Change (Clean Feed / Orkêstra International)

Enregistrement: 2008. Edition: 2009.

CD: 01/ Rites Rythms 02/ Dung 03/ Some Kind Of Prayer 04/ On The One 05/ Slices Of Light 06/Song For Tomorrow 07/ From Strenght To Strenght 08/ Dogon A.D.

Marty Ehrlich: Alto saxophone

James Zollar: Trompette

Erik Friedlander: Violoncelle

Pheeroan Aklaff: Batterie, percussions

Dennis Gonzalez Connecticut Quartet – Songs of Early Autumn

d_songsautumnDennis Gonzalez Connecticut Quartet
Songs of Early Autumn
NoBusiness Records, 2009

Lorsque sur l’invitation de son ami Joe Morris, Dennis Gonzalez se rend dans le Connecticut, l’automne imprime aux paysages de la Nouvelle Angleterre ses couleurs et sa lumière si particulières. Arrivé à Guilford, au domicile de Joe, la neige se met à tomber et la température a sérieusement baissé. Dennis Gonzalez et Joe Morris avaient déjà joué ensemble quelques mois plus tôt, au cœur de l’été, pour la session No Photograph Avaible, éditée par la compagnie Clean Feed Records, et c’est naturellement qu’ils se retrouvent alors pour prolonger leur collaboration musicale. Aux côtés de Joe Morris, guitariste mais jouant ici de la contrebasse : Timo Shanko, contrebassiste mais soufflant ici dans un saxophone et Luther Gray, batteur… jouant de la batterie !

Le nez froid, les doigts gourds, les hommes attaquent alors la session et tout se suite, la musique déployée se pare de chaudes couleurs, d’une joie partagée de défier les intempéries.

Si l’on devait lui offrir une filiation, on évoquerait le Old and New Dreams. Parce que le groove y est véloce et heureux (Loft). Mais aussi pour les mélodies enfantines déployées par Dennis Gonzalez qui se faufilent entre les fantômes d’une rythmique troublante (Acceleration). Enfin, pour la contrebasse élastique, sautillante, comme dansant sur une batterie qui fait la part belle aux toms et se connecte ainsi au pouls des percussions africaines (Bush Medicine). On pense aussi beaucoup à Albert Ayler ici, pour la pratique d’un free jazz tantôt emporté (In Tallation), tantôt méditatif (Lamentation).

On pense, finalement, au cycle des saisons, à cet éternel retour mais aux couleurs changeantes, à ce continuum qu’est la musique inventée par les africains américains au 20ème siècle, qu’on appelle jazz, et dont nous est livré ici un exemple incroyablement vivant.

Dennis Gonzalez Connecticut Quartet: Songs of Early Autumn (NoBusiness Records)

Edition: 2009.

CD: 1/ Loft 2/ Acceleration 3/ Bush Medicine 4/ Idolo 5/ In Tallation 6/ Lamentation 7/ Those Who Came Before 8/ Loyalty

Dennis Gonzalez: trompette

Joe Morris: contrebasse

Timo Shanko: saxophone tenor

Luther Gray: batterie

Wadada Leo Smith – Spiritual Dimensions

d_spiritualdimWadada Leo Smith
Spiritual Dimensions
Cuneiform Records, 2009
Par Pierre Lemarchand

Dans ce disque, Wadada Leo Smith se livre à de longues improvisations / méditations autour d’un motif mélodique (Al-Shadhili’s Litany of the Sea : Sunrise) ou rythmique (Umar at the Dome of the Rock, parts 1 & 2). Longues à propos, car il faut du temps, et de l’espace, pour que la musique de Wadada Leo Smith se déploie, que la trompette du leader ondoie au gré des vents de son inspiration.

Ces vents là viennent des terres de Miles. Ce dernier semble partout présent, plus comme un esprit inspirant que comme une ombre étouffante. Pour preuve la sonorité aigrelette et le jeu avec le silence qui frappent dans le disque 1, et l’instrumentation choisie dans le disque 2.

Car cet album est double, et si l’esthétique y est la même, les formations qui l’incarnent diffèrent selon les deux disques.

Tout d’abord, le Golden Quintet, qui joue sue le disque 1, témoignage d’un concert donné lors du Vision Festival 2008. On y retrouve le même contrebassiste (John Lindberg) et le même pianiste (Vijay Iyer) que dans le Golden Quartet de Smith. A la place de Shannon Jackson, deux batteurs sont ici conviés (Don Moye et Pheeroan AkLaff) comme pour souligner l’importance du rythme, de la pulsation comme moteurs de la machine et véhicules pour ces voyages dans l’espace (les terres africaines de Umar) ou le temps, comme l’atteste la plongée dans l’époque funky qu’est South Central L.A. Kulture.

Ce morceau charnière, qui clôt le premier disque, est repris en introduction du disque 2, emmené cette fois par une formation plus ample (un nonet) et plus électrique aussi. Pheeroan AkLaff, John Lindberg et Wadada restent pour y accueillir de nombreuses cordes (le violoncelle de la précieuse Okyiung Lee, quatre guitares électriques et une basse électrique) qui, superposées, sur-imprimées telles des aplats de peintures concourent à créer la pâte sonore de l’orchestre. La batterie, qui émerge de cette pâte liminaire, annonce clairement la couleur : celle de rythmes binaires, tels que Miles les empruntait au rock dans les années 70, mais envoyés ici avec une fraîcheur et une urgence qui nous éloignent assez vite de toute tentative de comparaison.

Car Wadada joue Wadada, et le sillon qu’il creuse depuis tant d’années trouve en ce double disque une belle introduction pour aller plus avant en même temps que l’aboutissement d’une exigeante démarche.

Wadada Leo Smith : Spiritual Dimensions (Cuneiform Records)

Enregistrement : 2008 et 2009. Edition : 2009.

CD 1: Wadada Leo Smith’s Golden Quintet 01/ Al-Shadhili’s litany of the sea: sunrise 02/ Pacifica 03/ Umar at the dome of the rocks, part 1 & 2 04/Crossing sirat 05/ South central L.A. kulture

CD 2: Wadada Leo Smith’s Organic 01/ South Central L.A. kulture 02/ Angela Davis 03/ Organic 04/ Joy: Spiritual fire: joy

Dennis Gonzalez – A Matter Of Blood

d_matterofbloodDennis Gonzalez
A Matter Of Blood
Furthermore Recordings, 2009
Par Pierre Lemarchand

Nous écouterons encore ce disque dans de nombreuses décennies, car il a tout d’un classique : il est à la fois évident et mystérieux.

On connaît l’attachement du trompettiste texan Dennis Gonzalez pour la Great Black Music, pour un jazz qui revendique son histoire et son identité de musique populaire mais qui refuse de se figer dans une pose folklorique, un jazz qui puise sa modernité dans les risques de l’improvisation et de l’exploration d’ailleurs tant musicaux que géographiques.

Souvent, dans les disques de Dennis Gonzalez, on retrouve de grandes figures tutélaires du jazz d’avant garde. Ces « gardiens du temps » (car outre incarner une certaine Histoire, ils sont souvent batteurs comme Louis Moholo, Andrew Cyrille et Famoudou Don Moye ou contrebassistes, tels Henry Grimes ou Malachi Favors) incarnent certainement cette préoccupation qu’a Dennis Gonzalez de s’inscrire dans le continuum cher à l’Art Ensemble of Chicago : « Ancient to the Future ».

Ici, Reggie Workman, 76 ans, offre la pâte inimitable de sa contrebasse au disque et concourt au surgissement de la sonorité d’ensemble, ample et énigmatique. Il est, sur tous les morceaux, époustouflant de justesse, de tendresse, de gravité.

Curtis Clark, au jeu de piano impressionniste, distille ses notes comme l’on troue le noir et conforte l’installation d’un climat orageux. L’électricité dans l’air, c’est le batteur Michael Thompson, qui semble être comme à son habitude partout à la fois, feu follet disparaissant d’ici pour aussitôt renaître là. Et Dennis Gonzalez bien sûr, qui joue si intensément que chaque note semble suspendue… Le trompettiste est aussi pertinent dans le jeu ostinato (« Arbyrd Lumenal ») que dans les improvisations les plus libres (Anthem for the Moment »).

Enfin, Dennis Gonzalez se pose véritablement comme leader sur cette session, non en occupant le terrain à tout prix mais en donnant une direction et une cohérence esthétiques au disque. Celui-ci s’ouvre par une reprise de « Alzar la Mano » de Remi Alvarez (saxophoniste mexicain que Dennis avait invité à jouer avec lui au Vision Festival de New York en 2006) et se clôt par une improvisation collective, « Chant de la Fée ». Entre les deux, trois longues compositions de Dennis Gonzalez et trois courts interludes composés par chacun des trois autres musiciens de cette session.

Outre l’équilibre réfléchi qui sous-tend cette musique ruisselante de vie, on retrouve là trois éléments cruciaux du jazz : l’inspiration, l’improvisation et la composition.

C’est un disque magistral.
Dennis Gonzalez : A Matter Of Blood (Furthermore Recordings )

Enregistrement : 2008. Edition : 2009.

CD : 1/ Alzar La Mano 2/ Interlude : Untitled 3/ Arbyrd Lumenal 4/ Interlude : Fuzzy’s Adventure 5/ A Matter Of Blood 6/ Anthem For The Moment 7/ Interlude : 30 December 8/ Chant De La Fée

Dennis Gonzalez – trompette, cornet

Curtis Clark – piano

Reggie Workman – contrebasse

Michael T.A. Thompson – batterie

Lucky 7s – Pluto Junkyard

d_plutojunkyardLucky 7s
Pluto Junkyard
Clean Feed, 2009.
Par Pierre Lemarchand

De la rencontre entre des musiciens de Chicago et de la Nouvelle Orléans résulte la musique jouée par le groupe Lucky 7s. Les chicagoans (Josh Berman au cornet, Keefe Jackson au sax ténor, Jeb Bishop au trombone) empruntent les sentiers défrichés par le saxophoniste Ken Vandermark quand les orléanais (Jeff Albert au trombone, Quin Kirchner à la batterie, Matthew Golombisky à la contrebasse) prolongent l’art du batteur Ed Blackwell.

Les mélodies sont ici amplement développées, tout en sinuosité et sophistication et les compositions, empruntes d’une certaine abstraction, se détournent des schémas classiques (thème – improvisation – thème) pour proposer des suites de mouvements distincts, aux ambiances changeantes (Afterwards). Et les changements sont tels que l’on peut vite se retrouver sur les terres du rock indépendant (The Dan Hang).

Mais cette approche contemporaine et toute chicagoane se mêle joyeusement au swing pulsé par la rythmique de nos orléanais, encore ébouriffés par le vent mauvais de Katrina.

La conciliation de ces deux univers semble être incarnée par le vibraphone de Jason Adasiewicz (remarquable comme toujours), dont les notes assurent tantôt l’harmonie et le rythme, tantôt les échappées belles en des terrains plus incertains.

On pourrait dire que la musique des Lucky 7s est cinématographique, dans le sens où elle développe d’amples mouvements, comme l’on cadre de grands espaces, et resserre parfois sa focale pour faire surgir des personnalités en des soli effrénés, perturbant l’apparent calme offert par des musiciens quelques secondes auparavant à l’unisson.

Mais le collectif ici prime finalement sur les individus (ici, la notion de leader est rejetée) et la joie de jouer ensemble déborde du début à la fin de ce disque.
Lucky 7s : Pluto Junkyard (Clean Feed)

Enregistrement : 2007. Edition : 2009.

CD : 1/ #6 2/ Pluto Junkyard 3/ Ash 4/ Cultural Baggage 5/ Future Dog 6/ Jaki’s Walk 7/ Afterwards 8/ The Dan Hang 9/ Sunny’s Bounce

Jeb Bishop – trombone, guitare

Jeff Albert – trombone, trombone basse

Josh Berman – cornet

Keefe Jackson – saxophone ténor

Jason Adasiewicz – vibraphone

Matthew Golombisky – contrebasse, basse électrique

Quin Kirchner – batterie

Trevor Watts – The Deep Blue

d_trevorwattsTrevor Watts
The Deep Blue
Jazzwerkstatt, 2009.
Par Pierre Lemarchand

Ce disque est à la fois celui de la solitude et de la multiplicité. Trevor Watts y joue seul et signe toutes les compositions. Mais aux saxophones soprano et alto s’ajoutent le piano, les percussions et le synthétiseur. Et ce disque célèbre, grâce aux rythmes créés par Watts, de nombreux ailleurs : l’Ecosse (« Highlands & Islands »), l’Afrique (« Ghana Bop »), le Moyen Orient (« Golden Roses ») ou encore les Caraïbes (« Mama Rhumba’s »). Mais nous n’écoutons pas ici quelque world music ; le synthétiseur met à distance l’illusion de l’exotisme et ce qui importe demeure le chant de Watts, l’incandescence de son jeu de saxophone. Les rythmes sont posés pour que le co-fondateur du Spontaneous Music Ensemble puisse développer ses longues improvisations chamaniques (« A Life’s Celebration » ou « Drumbola »).

Le disque s’ouvre avec le poignant « Lace », hommage à son compagnon d’autrefois Steve Lacy. Plus loin, « The Moiré Principle » remet en perspective l’expérience de Watts au sein de son combo Moiré Music. Au final, c’est à une sorte de portrait en plusieurs fragments, comme chamarré, de Trevor Watts que nous avons affaire… Inlassable arpenteur de mondes, pierre angulaire de la musique improvisée européenne, Trevor Watts nous dit, dans les notes de pochette de ce disque généreux et attachant : « Je crois que tous les musiciens devraient déployer leurs ailes aussi loin qu’ils le peuvent et vivre autant d’expériences que possible (…). Trouver sa propre voix est la clé ».

Ce disque nous démontre que c’est dans l’altérité que Watts a su trouver sa voix profonde, son «Deep Blue». Solitude et multiplicité, donc.
Trevor Watts : The Deep Blue (Jazzwerkstatt)

Enregistrement : 2008. Edition : 2009.

CD : 1/ Lace 2/ Deep Blue 3/ Highlands & Islands 4/ Drumbola 5/ A Life’s Celebration 6/ Golden Roses 7/ The Moiré Principle 8/ Ghana Bop 9/ Mama Rhumba’s

Trevor Watts – saxophones, percussion, piano, synthétiseur

John Hébert – Byzantine Monkey

d_byzantinemonkeyJohn Hébert
Byzantine Monkey
Firehouse 12 Records, 2009.
Par Pierre Lemarchand

C’est par l’enregistrement d’une vieille chanson cajun que commence ce disque. La voix d’Odile Falcon, qui interprète « La reine de la salle », semble être un préliminaire, narrer une préhistoire, sur la quelle vient se greffer la contrebasse de John Hébert qui ré enchante la mélodie. Très vite, les saxophones de Tony Malaby et Michaël Attias entrent dans la danse, et lorgnent du coté de Albert Ayler. Rappelons nous, Albert lui aussi aimait convoquer les folklores, les spirituals bien sûr mais aussi la Marseillaise… Car, pour Hébert aujourd’hui comme pour Ayler hier, le propos n’est pas de célébrer avec nostalgie une période dorée mais de démontrer que le jazz n’est jamais aussi moderne que quand il plonge à pleines mains dans le patrimoine populaire.

John Hébert est né à la Nouvelle Orléans et y retournera dans ce disque à l’occasion de la ballade « Cajun Christmas », magnifiée par le flûtiste Adam Kolker.

L’inspiration, nous dit Hébert, lui vient souvent à l’occasion de voyages… En témoignent « Acrid Landscape » et « Ciao Monkey » imaginés en Italie, et le moyen oriental « Fez ». L’usage que fait Satoshi Takeishi (décidément un musicien précieux) de ses percussions, plutôt que de souligner l’exotisme, brouille les pistes et nous perd.

Tous les morceaux de ce disque, et en particulier « New Belly » (dernier et peut-être plus beau morceau du disque), sont emprunts de la complicité qui unit Hébert au batteur Nasheet Waits. Les deux hommes sont en totale osmose, semblent entretenir de télépathiques relations renforcées par l’absence de piano qui leur laisse champ libre pour tisser la toile rythmique de la musique jouée ici.

Par le passé, tous deux jouèrent dans l’orchestre du pianiste Andrew Hill, décédé 13 mois avant l’enregistrement de « Byzantine Monkey ». Ce dernier, dont la disparition pourrait être symbolisée dans ce disque par l’absence de pianiste, y est cependant très présent (« For A.H. » lui est d’ailleurs dédié). On retrouve chez Hébert cette posture « au carrefour des musiques orale et écrite », comme l’écrivait le critique Arnaud Robert au sujet de Hill. Et d’ajouter : « Andrew Hill libérait l’espace sans renoncer à la structure. Il était un dandy de la note tordue. » Tout comme John Hébert, qui signe là avec ce sextet son plus beau disque.
John Hébert : Byzantine Monkey (Firehouse 12 Records )

Enregistrement : 2008. Edition : 2009.

CD : 1/ La reine de la salle 2/ Acrid landscape 3/ Run for the hills 4/ Blind pig 5/ Ciao monkey 6/ Cajun Christmas 7/ Fez 8/ For A.H. 9/ Fez II 10/ New Belly

John Hébert – contrebasse

Michael Attias – saxophones alto et baryton

Tony Malaby – saxophones ténor et soprano

Nasheet Waits – batterie

Satoshi Takeishi – percussions

Adam Kolker – flûte, flûte alto, clarinette basse

Josh Berman – Old Idea

d_oldideaJosh Berman
Old Idea
Delmark, 2009.
Par Pierre Lemarchand

Le titre de ce disque, « Old Idea », semble nous ramener dans le passé. Mais le jazz, n’est ce pas cela : ré explorer le passé pour faire surgir les éclats de modernité (d’intemporalité) en lui ? L’improvisation, n’est ce pas cela : réincarner d’anciennes mélodies, les faire renaître à l’aune d’une actuelle lumière ?

Pour preuve de ce refus de s’ancrer dans un style particulier, ou dans une posture révolutionnaire à tout crin, la musique jouée ici, inclassable, intemporelle. Si l’on devait cependant évoquer des références, ce serait du côté des enregistrements du label Blue Note au mi temps de années 60, qui s’articulaient autour de personnalités telles le vibraphoniste Bobby Hutcherson (dont Jason Adasiewicz prolonge ici l’art) ou le saxophoniste Eric Dolphy, (bien) nommé « le passeur ».

Oui, dans ce disque comme dans ses illustres prédécesseurs (« Out to Lunch » de Dolphy justement) on n’est ni « in » ni « out », ni dans le ton ni dans l’atonalité… Cette impression de flotter entre différentes esthétiques est renforcée par le fait que les harmonies reposent sur le vibraphone (ici, pas de piano). Le jeu des souffleurs va dans ce sens : le cornettiste et leader Josh Berman et le saxophoniste Keefe Jackson sont toujours lyriques. Les références citées par le premier sont Miles Davis et Rex Stewart (le cornettiste de Duke Ellington) même si l’on ne peut s’empêcher de lorgner du côté de Bill Dixon, musicien qui aura décidément fortement influencé toute la scène chicagoane qui s’articule autour de Ken Vandermark.

Les musiciens du quintet de Josh Berman ont beaucoup joué ensemble, en concert comme en disque, dans de nombreuses formations telles l’Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek ou les Fast Citizens de Keefe Jackson. La complicité musicale qui en découle, et la convergence esthétique, éclatent à tout moment dans ce grand disque.

Josh Berman : Old Idea (Delmark / distribution Socadisc )

Enregistrement : 2007. Edition : 2009.

CD : 1/ On account of a hat 2/ Next year A 3/ Let’s pretend 4/ Nori 5/ Next year B 6/ Almost Late 7/ What can? 8/ Db 9/ Next year C

Josh Berman – Cornet

Keefe Jackson – Saxophone ténor

Jason Adasiewicz – Vibraphone

Anton Hatwich – Contrebasse

Nori Tanaka – Batterie

Nicole Mitchell’s Black Earth Strings – Renegades

d_renegNicole Mitchell’s Black Earth Strings
Renegades
Delmark, 2009.
Par Pierre Lemarchand

Le Black Earth Strings est une émanation du Black Earth Ensemble, emmenés par la flûtiste Nicole Mitchell. On y retrouve le contrebassiste Josh Abrams et la violoncelliste Tomeka Reid et y sont accueillis la violoniste Renee Baker et la percussionniste Shirazette Tinnin. Il plane sur cette session le même esprit que dans l’Ensemble : celui de la Great Black Music.

Rappelons que Nicole Mitchell est vice présidente de l’AACM, cette association chicagoane qui rassemble des musiciens et dont Lester Bowie, membre fondateur, définissait ainsi le propos : « contribuer à développer la personnalité des jeunes musiciens afin de créer une musique d’un haut niveau artistique à l’attention du grand public ». Soulignons aussi que c’est sur Delmark, historique label indépendant, que sort ce disque.

L’instrumentation évoque tantôt la musique de chambre européenne (le violon, le violoncelle, l’alto et la contrebasse… en témoigne Symbology # 1), le jazz (la pulsation de la contrebasse et de la batterie sur Mama found out) ou l’Afrique (quand Abrams s’emparant du gnawa « guembri » accompagne les percussions de Shirazette Tinnin sur Windance).

Et c’est la flûte, un des plus anciens instruments du monde, qui fait le lien. Nicole Mitchell est ici au sommet de son art : insaisissable, toujours surprenante et changeante. Elle est à la tête d’un quintet qui, si c’est ici son premier disque, a commencé de jouer il y a bientôt dix ans. D’où le sentiment de fraîcheur et de complicité mêlées.

« J’ai appris que, quand on est femme et noire et que l’on veut faire de la musique, il faut être agressive » nous dit Nicole Mitchell. Son groupe, à forte empreinte féminine (quatre femmes et un homme, tout de même !), parle de liberté et de rupture avec la société machiste (Waris Dirie, en hommage à l’artiste somalienne qui lutte contre les mutilations sexuelles ou encore By my own grace, hymne féministe), écho d’un monde impérialiste et esclavagiste (Wade, inspiré par le gospel Wade in the Water) balayés d’un revers de main par ce grand disque.

Nicole Mitchell’s Black Earth Strings : Renegades (Delmark / distribution Socadisc )

Enregistrement : 2008. Edition : 2009.

CD : 1/ Crossroads 2/ No matter what 3/ Ice 4/ Windance 5/ Renegades 6/ By my own grace 7/ What if 8/ Symbology #2A 9/ Wade 10/ Waterdance 11/ Symbology #1 12/ Mama found out 13/ If I could have you the way I want you 14/ Symbology #2 15/ Waris Dirie 16/ Aaya’s rainbow

Raphaël Imbert – N_Y Project

d_NYProjectRaphaël Imbert
N_Y Project
Zig Zag Territoires, 2009
Par Pierre Lemarchand

Depuis 2003, Raphaël Imbert a beaucoup séjourné à New York pour mener à bien ses recherches sur le rapport des jazzmen au sacré. Aujourd’hui, ce disque pourrait être le pendant sonore des écrits du saxophoniste sur la dimension spirituelle du jazz.

Le morceau qui ouvre ce disque est une reprise de Duke Ellington « Echoes of Harlem ». Gerald Cleaver (batterie) et Joe Martin (contrebasse) reconstituent la jungle ellingtonienne tandis qu’avec le saxophone de Raphaël Imbert surgit la contemporanéité de l’asphalte new yorkais. Le décor est planté : nous sommes là au point de confluence de deux mondes, et ce point de choc s’appelle jazz. L’on sait aussi, alors, que le propos ne sera pas d’adopter une posture nostalgique mais plutôt de questionner l’avenir du jazz à l’aune de son histoire, à l’image de la superbe photo de couverture de Franck Jaffrès qui laisse entrevoir un New York entre chien et loup.

Ce sera le thème « Central Park West », emprunté à John Coltrane, qui clora l’album, et ainsi refermera sa boucle géographique et esthétique. A l’intérieur : onze compositions de Raphaël Imbert. Trois autres silhouettes de jazzmen mystiques se dessinent : Albert Ayler (dont le sax ténor de Imbert emprunte le vibrato exacerbé sur « Albert everywhere », peut être le plus beau morceau ici), John Zorn (un « My Klezmer Dream » tout en angles et changements de rythme) et Rahsaan Roland Kirk (« NYC breakdowncalling » ou l’art de souffler dans plusieurs sax simultanément !).

Ailleurs, Imbert convoque l’esprit des Cloîtres (« Cloisters Sanctuary ») et des Temples (la très belle suite «The Zen bowman » dédiée au philosophe allemand et adepte du zen Eugen Herrigel). On le comprend vite, « NY Project » est une œuvre, en ceci que la forme (la musique de jazz) et le fond (la dimension historique et spirituelle de celle-ci) sont en résonance et cohérence.

Il n’est donc pas de hasard, et c’est naturellement que dans le livret est évoqué l’ouvrage de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli « Free Jazz Black Power », (re)lecture politique de la musique africaine-américaine et chant d’amour à sa modernité : « Qu’ y a-t-il dans l’amour du jazz ? La beauté, l’émotion, la nostalgie, l’excitation, la jeunesse, la révolte, tout cela sans doute. Mais d’abord le goût des chemins nouveaux, le vif désir de l’inouï. »

Que nous retrouvons ici.

Raphaël Imbert : N_Y Project (Zig Zag Territoires / Harmonia Mundi)

Enregistrement : 2009. Edition : 2009.

CD : 1/ Echoes of Harlem 2/ Lullaby from the beginning 3/ Cloisters sanctuary introduction 4/ Cloisters sanctuary 5/ Albert everywhere 6/ My Klezmer Dream 7/ Struggle for Manhattan’s life 8/ NYC breakdowncalling 9/ The Zen bowman : Prayer 10/ The Zen bowman : Surrender 11/ The Zen bowman : Target 12/ The Zen bowman : Arrow 13/ Central Park West