Claude Tchamitchian – Another Childhood

d_another-childhoodClaude Tchamitchian
Another Childhood
Emouvance, 2010

D’abord, Rainer Maria Rilke : « Une seule chose est nécessaire: la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne – c’est à cela qu’il faut parvenir. Etre seul comme l’enfant est seul (…) »

« Another Childhood », disque de contrebasse solo de Claude Tchamitchian nous rappelle que le musicien, à l’instar de l’écrivain dans ses « Lettres à un Jeune Poète », avait lié enfance et solitude dans un opus précédent consigné en solo déjà : « Jeu d’Enfants », paru en 1993.

Si chez Tchamitchian l’enfance est marquée du sceau du monde intérieur, elle est aussi le temps de l’apprentissage de l’altérité et de l’apprentissage grâce à l’altérité.

Ainsi, l’exercice du solo offre un aller retour entre le moi et le monde, entre singularité et diversité. Cette ambivalence, Claude Tchamitchian l’incarne par l’utilisation de sa contrebasse en conférant à celle-ci une « dimension polyphonique », en la faisant sonner « de façon ample, orchestrale », nous dit-il lors de l’entretien donné à Anne Montaron et consigné dans le livret éclairant du disque.

Dans le livret toujours, on lira bien sûr les titres des 9 morceaux composant « Another Childhood », et chacun se trouve suivi d’une dédicace. Claude Tchamitchian rend hommage aux pairs influents : trois contrebassistes (Ralph Pena, Peter Kowald, Jean-François Jenny Clark) et un guitariste (Raymond Boni). Mais dédicaces sont aussi offertes aux proches, alors mentionnés par leur prénom suivi d’une pudique initiale.

« Haute Enfance », qui ouvre le disque, est traversé des réminiscences de mélodies populaires, orales, ancestrales, et les figures de grands musiciens traditionnels, signés par Claude Tchamitchian sur le label Emouvance, tels le joueur de doudouk Araïk Bartikian ou le joueur de kamantcha Gaguik Mouradian, semblent venir visiter la session.

Puis le disque se poursuivra en une alternance de pizzicatos véloces, agiles et aériens et d’arcos graves, amples et terriens.

Les passerelles continuent d’être jetées : après les recueillies racines arméniennes, la solennité de certains compositeurs du 20ème siècle, qui mirent au cœur de leur musique les sonorités basses et une certaine idée de la mélancolie, transparaît. On pense alors à l’univers hébraïque d’Ernest Bloch (suites pour violoncelle), aux accents slaves de Chostakovitch (quatuors à corde).

Et du jazz, bien sûr, Claude Tchamitchian cultive la pulsation vitale, la liberté de sortir des cadres et de tracer des routes inédites, des raccourcis comme de sinueux détours, de longues pauses contemplatives…

Claude Tchamitchian, en s’attachant au passé, fait surgir une musique mouvante et vivante, une musique de l’instant présent, nourrie et irriguée du long fleuve qui l’a charriée jusqu’à nous, forte de ses nombreuses confluences, tout en en étant déjà irrémédiablement séparée. Nous pourrions dire que ce disque fait preuve, ainsi, de modernité.

Rainer Maria Rilke, finalement : « Fussiez-vous dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir à vos sens aucune des rumeurs du monde, n’auriez-vous pas alors toujours votre enfance, cette délicieuse et royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez vers elle votre attention. Cherchez à faire resurgir les sensations englouties de ce vaste passé; votre personnalité s’affermira, votre solitude s’étendra pour devenir une demeure de douce lumière, loin de laquelle passera le bruit des autres. »

Claude Tchamitchian: Another Childhood (Emouvance)
Edition : 2010.
CD : 01/ Haute enfance 02/ Raining Words 03/ Désirs d’ailes 04/ Mémoire d’élégant 05/ Rire de soie 06/ Broken Hero 07/ Off the Road 08/ Doucement tranquillement… 09/ Les pas suspendus

Gianni Lenoci & Gianni Mimo – Reciprocal Uncles

d_reciprocal-unclesGianni Lenoci & Gianni Mimo
Reciprocal Uncles
Aminari records / Long song records, 2010

On sait Lenoci être un infatigable arpenteur de terres multiples. Les chemins tracés par la musique contemporaine, les reliefs changeants dessinés par les musiques improvisées, mais aussi la fausse monotonie des déserts électroniques ont été visités par les pas curieux du pianiste.

Au début de ce disque, la musique que propose Gianni Lenoci, ici en duo avec le saxophoniste soprano Gianni Mimmo, est une musique des périmètres, qui se joue là ou on ne l’attend pas : sur les cordes et le cadre du piano, dans le souffle lui-même plutôt que pour le son qu’il propulse. Ici nous assistons à la musique en train de se faire, hors champ.

Puis le paysage se dégage, par petites touches. C’est le piano qui guide, crée un climat, et le sax soprano s’engouffre dans son passage. Les deux musiciens italiens creusent une musique de l’épure, qui évoque la netteté des paysages ensoleillés après la pluie.

On pense au duo que formaient Steve Lacy et Mal Waldron, pour les sinuosités du sax qui se faufilent dans les silences, pour les respirations du piano, ses notes qui cascadent et s’entrechoquent tels de petits cailloux lumineux, mais aussi pour les trous hérités de Monk semés ici et là par le piano, comme autant d’invitations à ne pas marcher trop droit et à se détourner du chemin jusque là tracé.

L’esprit de Morton Feldman plane aussi sur cette session : on y retrouve l’attachement du compositeur américain pour la douceur des sonorités et la place qu’il souhaitait ménager au hasard dans la musique. Ainsi, chez Lenoci, on entend des mélodies qui se créent comme on jetterait les dés au ralenti.

Mais parfois le piano se fait plus pressant, percussif alors, et précipité.

Nous revient à l’esprit ce que disait Mal Waldron au sujet de l’improvisation : « Épuisez ce que vous avez jusqu’au bout, puis changez d’angle. »

Ici c’est le cas : une ébauche, un fragment esquissé entraînent pour les deux musiciens des tâtonnements, des errances, des foulées plus cadencées, un nouveau trébuchement, pour enfin trouver la beauté et l’apaisement. Jusqu’au nouveau virage, au nouveau « changement d’angle ».

Gianni Lenoci, Gianni Mimmo : Reciprocal Uncles (Amirani Records)

Edition : 2010.

CD : 01/ Brain Prelude 02/ Consideration 03/ One or More 04/ What the Truth is Made for 05/ Steppin’ Elements 06/ Sparse Lyrics 07/ News from the Distance 08/ Almost Interlude

Alexey Kruglov – Seal of Time

d_alexey-kruglovAlexey Kruglov
Seal of Time

Leo Records, 2010

On ne nomme pas son disque, lorsque l’on a 30 ans à peine, « Seal of Time » (soit « le sceau du temps ») par hasard. Alexey Kruglov, saxophoniste russe,  s’inscrit en effet dans la grande histoire du jazz, et s’offre une pause dans ses plus belles pages free. Ici, les références sont assumées, et ne nuisent en rien à la pertinence du propos.

C’est d’abord à Ayler que l’on pense, tant la musique de Kruglov semble chasser l’esprit du grand Albert et vouloir comme ce dernier dire en un même souffle la beauté et la violence du monde.

Puisant dans un passé un peu plus proche, on peut évoquer sans peur de trahir Kruglov la personnalité de David S.Ware, pour le lyrisme et l’exaspération qui se mêlent dans le discours du jeune musicien russe. L’introduction de « Poet », notamment, nous y invite : sur les accords obsédants d’un piano mantra et la pulsation de toms en transe, Alexey Kruglov élève lentement sa voix, comme Ware avait pu le faire sur un « Ganesh Sound » de forte mémoire (sur son disque « Renunciation »).

Enfin, s’il fallait citer une troisième figure tutélaire à ce disque, nous en appellerions sans doute à Jan Garbarek, pour le son cristallin de Kruglov, et la production du disque qui lorgne vers la prise de son du label ECM : réverbération, halo semblent entourer chaque instrument et en particulier les soufflants.

Souvent, Alexey joue en tandem avec le batteur Oleg Udanov et nous les retrouvons ainsi côte à côte sur ce disque qui rassemble deux enregistrements en trio. Le premier témoigne d’un concert donné par les deux hommes avec le pianiste Dmitry Bartukhin dans un club de Saint Petersburg en septembre 2009, et le second est le fruit d’une session plus ancienne,  invitant le contrebassiste Igor Ivanushkin, et qui s’était déroulée en novembre 2007 dans un studio de Moscou. Ici et alors, Alexey Kruglov, saxophoniste alto, fait preuve d’une indéniable aisance en d’autres tonalités et tessitures ; sur la longue et changeante suite « The Battle », par exemple, on l’entend également au saxophone soprano, au saxophone baryton, à la flûte, au piano ainsi qu’au très rare cor de basset.

On pourra certes reprocher à Alexey Kruglov de trop vouloir en dire (la juxtaposition alors superficielle d’univers qui peinent à se lier nous éloigne du musicien), mais l’originalité et la sincérité du propos, ainsi que les enthousiasmantes deux pièces maîtresses que sont « Poet » et « Love », augurent de beaux lendemains.

Alexey Kruglov : Seal of Time (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01/ Poet 02/ The Battle 03/ Seal of Time 04/ Love 05/ The Ascent

Jacques Coursil – On a trail of tears

d_trail-of-tearsJacques Coursil
On a trail of tears
Universal Classic & Jazz France / Emarcy, 2010

«Je joue les choses pour que les gens réentendent le bruit du monde. Je joue le cri du monde. Je ne l’ai pas inventé : je suis l’écho de ça. Et je pense que quand on entend le cri du monde, on se reconnaît assez bien dans ma musique. »

Entre 1965 et 1975, Jacques Coursil vit et joue à New York, en pleine effervescence free jazz. Puis il se retire du monde de la musique pour revenir à ses autres passions : la linguistique et la poésie, et s’installe en Martinique. En 2005, le trompettiste décide de relayer à nouveau ce « cri du monde » et « On a trail of tears » est le troisième disque du revenant. Si le précédent, « Clameurs », se faisait l’écho des luttes des esclaves pour la liberté et l’affirmation de la négritude, celui-ci évoque le combat perdu des indiens d’Amérique. Le disque se clôt sur un sidérant « Tahlequah », capitale de la nation Cherokee, « sentier des larmes » qui fut le théâtre en 1838 de la déportation de 16000 indiens de Géorgie en Oklahoma, dont 4 000 périrent en route.

Outre la préoccupation de Coursil pour les peuples sacrifiés, ce disque semble concentrer tout l’art du trompettiste. Ce qui marque tout d’abord, c’est sa technique : respiration circulaire, coups de langue, son embrumé dans la lignée d’un Miles Davis, qui concourent à imposer une voix singulière, sans réelle ascendance, ni descendance.

Ici, deux groupes sont convoqués. Le premier inclut des musiciens déjà présents sur « Clameurs », Jeff Baillard (claviers et arrangements) et Alex Bernard (contrebasse), et développe une musique ample et étale, sur laquelle la trompette de Coursil se pose puis glisse avec majesté. La deuxième formation n’est pas sans rappeler les débuts agités et new yorkais du musicien, et nous offre la présence des grands vétérans Sunny Murray (batterie) et Alan Silva (contrebasse) : la musique y est plus accidentée et sinueuse.

Toute destinée humaine comprend moments de paix et de plénitude comme crises, incertitudes et chaos ; la narration musicale de Jacques Coursil est à l’avenant. Dans les moments de sérénité, la menace guette cependant et c’est au cœur du chaos que l’apaisement surgit soudain. C’est un grand disque que nous offre Jacques Coursil, dont la respiration intime se règle sur le pouls du monde.

Jacques Coursil : Trail of Tears (Emarcy / Amazon)

Edition : 2010.

CD : 01/ Nunna Daul Sunyi 02/ Tagaloo, Georgia 03/ Tahlequah, Oklahoma 04/ The Removal (Act I) 05/ The Removal (Act II) 06/ Gorée 07/ The Middle Passage

Pierre Lemarchand © Le son du grisli

Joëlle Léandre & Jean-Luc Cappozzo – Live aux Instants Chavirés

d_instants-chaviresJoëlle Léandre & Jean-Luc Cappozzo
Live aux Instants Chavirés
Kadima Collective, 2009

Ce « Live aux Instants Chavirés » est un témoignage du concert que donnèrent en duo Joëlle Léandre et Jean-Luc Cappozzo dans le club de Montreuil le 26 février 2009. « Je crois que dans l’intimité de l’improvisation, qui est une musique naturelle et urgente, où tout se dit, le duo est l’ensemble parfait », nous confiait la contrebassiste Joëlle Léandre dans A voix basse. Et plus haut, dans ce même livre d’entretiens donnés à Franck Médioni, de déclarer : « Je ne crois pas beaucoup à la masse, je crois à l’intimité de l’écoute. Le duo est un art, c’est une conversation intime et profonde. »

A l’écoute de ce disque, les mots précités ressurgissent, inévitablement. Joëlle Léandre a raison : l’intimité et la profondeur, s’ils ne sont l’apanage de tout duo, le sont de celui-ci, à coup sûr, et des huit improvisations consignées ici.

La musique émerge du fonds des temps, comme d’une torpeur. La matière sonore semble se créer sous nos yeux, glaise malaxée ; contrebasse et bugle se cherchent, se manquent, pour se trouver enfin à mi temps du morceau qui ouvre cet album et ensuite cheminer ensemble. Ces deux là, qui se sont trouvés, ne se lâcheront plus, ou si, pour quelques échappées belles, à se courir après et mieux se retrouver.

Ce long blues liminaire, qui a du blues tout l’esprit et peu la lettre, pose le cadre. Intimité, et profondeur. En jazz, on exprime souvent sa voix intérieure en empruntant les accents de ses aînés, on ne se pose original que dans l’affection portée aux modèles. C’est ce que semble nous souffler Cappozzo, lorsqu’il cite « Good Bye Pork Pie Hat » de Charles Mingus (qui par là même rendait lui-même hommage à Lester Young). C’est ce que nous disent les deux musiciens lors du morceau ultime, qui tourne autour du spiritual « Sometimes I feel like a motherless child » sans jamais le saisir, qui offre au fantôme de ce chant ancestral une danse bien contemporaine.

Le blues premier et le spiritual salué embrassent une poignée de titres à l’intensité à chaque écoute saisissante, et lors desquels les deux musiciens offrent à leurs instruments la simple beauté des mélodies en même temps que l’exploration de tous leurs possibles.

Joëlle Léandre, Jean-Luc Cappozzo : Live aux Instants Chavirés (Kadima Collective / Instant Jazz)

Enregistrement : 26 février 2009. Edition : 2009.

CD : 01-08/ Instants Chavirés 1-8

Joëlle Léandre – Live in Israël

d_live-in-israelJoëlle Léandre
Live in Israël
Kadima Collective, 2008

Le « live in Israël » de Joëlle Léandre, c’est tout d’abord cette photo mettant en scène la musicienne seule, devant la Mer Morte, caressée par le vent et sur fond de ciel bleu. Une Léandre « au naturel ». La mer morte, berceau de l’Humanité, est le lieu des origines, de l’intime, du retour à soi, en même temps que le point de départ des aventures humaines, des rencontres, des brassages.

Le « live in Israël », alors ouvert, ce sont deux disques, témoignages d’une tournée de Joëlle Léandre donnée en Israël en novembre 2007. Le premier comprend sept improvisations de la contrebassiste en solo, le plus souvent jouées arco. On l’y entend frotter les cordes avec son archet comme si elle fouillait en elle-même, avec l’intensité et les fulgurances qu’on lui connaît, et cette capacité à nous faire basculer dans un ailleurs, une terra incognita aussi belle qu’universelle (impros 4 et 5).

Le deuxième disque présente la contrebassiste jouant en sextet, puis en trio et enfin en duo. Les quatre plages en sextet la lient à cinq musiciens israéliens au sein d’une formation qui n’a de classique que l’apparence : piano, contrebasse, batterie et trois soufflants, dont le désormais new-yorkais Assif Tsahar à la clarinette basse. Les trois plages suivantes sont jouées en trio, et on retrouve Joëlle Léandre aux côtés du saxophoniste Steve Horenstein et d’un autre contrebassiste, JC Jones, patron du label Kadima collective mais surtout passionnant musicien. La musique déployée ici est surprenante de bout en bout et l’alchimie entre les trois musiciens est telle que la musique coule avec une aventureuse évidence (impro 1). Enfin, le disque se clôt avec deux titres joués en duo avec le joueur de oud et chanteur Samir Makhoul et leurs cordes et voix mêlées nous offrent finalement le plus beau moment du disque.

Dans la foisonnante discographie de Joëlle Léandre (plus de 150 enregistrements, tout de même !), ce disque occupe une place particulière, en ceci qu’il nous offre un éclairage singulier sur l’art de la contrebassiste tout en nous présentant une Joëlle Léandre « dans tous ses états ».

Joëlle Léandre : Live in Israel (Kadima Collective / Instant Jazz)

Edition : 2008.

CD1 : 01-07/ Bass Solo 1-7 CD2 : Sextet

Chicago Underground Duo – Boca Negra

d_bocanegraChicago Underground Duo
Boca Negra
Thrill Jockey, 2010

“Boca Negra” est le cinquième album du Chicago Underground Duo, et le onzième du collectif Chicago Underground, que l’on a pu en outre entendre en trio, en quartet ou en ensemble.

Contrairement aux autres réalisations du duo Rob Mazurek / Chad Taylor, ce disque n’a pas été enregistré à Chicago mais à Sao Paulo, au Brésil, où vit à présent Rob Mazurek. Mais comme à leur habitude, ils nous offrent une musique de composition et d’improvisation mêlées.

Le premier morceau de l’album, “Green Ants”, nous replonge en 1969, lorsque Don Cherry et Ed Blackwell gravaient “Mu”. Rob Mazurek, comme Don alors, alterne clameur du cornet et douceur de la flûte, tandis que Chad Taylor, tel Ed Blackwell, se concentre sur les toms de sa batterie pour mieux convoquer les tambours de l’Afrique. Cette filiation se précisera plus tard, lorsque les deux musiciens choisiront de reprendre le thème “Broken Shadows”, écrit par Ornette Coleman, compagnon de Don et Ed.

Le deuxième titre, “Left hand of darkness”, incarne un autre aspect de la musique des deux hommes : la contemporanéité des ambiances créées par l’ordinateur de Chad Taylor. Outre les boucles et traitement sonores habituels, l’usage de l’ordinateur donne au duo la possibilité d’inviter d’autres instruments, et notamment la contrebasse qui permet à certains morceaux (“Confliction” et “Spy on the floor”) de développer de puissants grooves.

Sur la longueur de ce disque, on côtoie au final des morceaux aux ambiances très contrastées, mais organisées avec soin en une suite cohérente. Un grand disque donc, inspiré, réfléchi, et animé surtout par la complicité quasi télépathique qui unit les deux musiciens chicagoans. S’il fallait le démontrer, revenons à “Broken shadows” évoqué plus haut. Sur les roulements de tambours prodigués par Chad Taylor, le vibraphone du même Chad et le cornet de Rob Mazurek s’entrecroisent, se pourchassent, se percutent, se complètent, se séparent puis se retrouvent, comme pour recomposer une mélodie fragmentée… Les autres titres sont à l’avenant, «ombres brisées», diffractées, parvenues heureusement jusqu’à nous.

Chicago Underground Duo: Boca Negra (Thrill Jockey)

Enregistrement: 2009. Edition: 2010.

CD: 01/ Green ants 02/ Left hand of darkness 03/ Broken shadows 04/Quantum eye 05/ Confliction 06/ Hermeto 07/ Spy on the floor 08/ Laughing with the sun 09/ Roots and shooting stars 10/ Vergence

The Roscoe Mitchell Art Ensemble – Congliptious

d_mitchellCongliptiousThe Roscoe Mitchell Art Ensemble
Congliptious
Nessa Records, 2009
Par Pierre Lemarchand

Philippe Carles compara un jour l’Art Ensemble of Chicago et son « instrumentarium » à un musée d’ethnomusicologie. Si alors nous arpentions les allées du musée de l’AEC, nous trouverions ce disque dans le pavillon dédié à sa préhistoire.

En effet, ce « Roscoe Mitchell Art Ensemble » est une première mouture de ce qui deviendra un an après (en 1969) l’Art Ensemble of Chicago. Ici, trois des cinq hommes de l’AEC sont en présence. Roscoe Mitchell, donc, accompagné de Lester Bowie et Malachi Favors. Quand il paraît en 1968 sur une galette de vinyle, ce disque se partage sur deux faces. Sur la première, les trois hommes offrent chacun une composition de leur cru, en solo. La deuxième face héberge une longue improvisation collective.

Ainsi, parce que Roscoe Mitchell conçoit son Ensemble comme la rencontre de personnalités singulières et comme l’alchimie résultant de cette rencontre, chacun se présente à l’auditeur, en un solo caractéristique de son propos et annonciateur de l’esprit qu’il insufflera dans le collectif qu’est l’Art Ensemble. C’est Malachi Favors qui débute, et son solo de contrebasse propose un musicien attaché à la tradition et gardien du rythme. Puis Roscoe Mitchell, seul au saxophone alto, en un beau moment d’abstraction, nous rappelle son plaisir à fouler des terres visitées habituellement dans la musique contemporaine. Enfin, le triptyque se referme avec le trompettiste Lester Bowie qui développe déjà un discours empli d’humour et d’extraversion et un indéniable art de la mise en scène.

Le long morceau qui occupe la deuxième face du disque plonge les trois hommes dans le grand chaudron de l’improvisation collective, accompagnés du batteur Robert Crowder. Malgré l’absence des deux compagnons qui les rejoindront un peu plus tard (Joseph Jarman et Don Moye), le son et l’esprit de l’Art Ensemble of Chicago sont déjà là : les « petits instruments » (introduits par Favors), la juxtaposition de séquences-climats plutôt que la cyclique apparition de chorus, les retours à des motifs mélodiques lumineux et des groove entraînants, pour ensuite mieux replonger dans des atmosphères méditatives ou exacerbées… Oui, tout est déjà là !

C’est donc un véritable document que nous avons ici, en même temps, rappelons-le !- qu’un superbe disque, conceptuel et charnel, traversé par une joie de jouer qui ne faillit jamais. Comme l’écrivait Terry Martin en Juin 1968, à la sortie du disque : « Vous entendrez beaucoup de choses dans cette musique : sobriété classique et fête dionysiaque, recueillement et tristesse en même temps que cynisme et joie (…) ».

Enfin, cette réédition CD nous offre deux morceaux inédits, courts, collectifs et énergiques, joués lors de cette même session, qui apparaissent comme une proposition de chaînon manquant et éclairant entre les musiques présentées sur chacune des originelles faces.

The Roscoe Mitchell Art Ensemble: Congliptious (Nessa Records)

Enregistrement: 1968. Edition: 2009.

CD: 01/ Tutankhamen 02/ TKHKE 03/ Jazz Death ? 04/ Carefree-take 3 05/ Tatas-Matoes 06/Congliptious / Old 07/ Carefree-take 1 08/ Carefree-take 2

Roscoe Mitchell: saxophones alto, soprano et basse ; flute ; gong ; petit instruments

Lester Bowie: trompette ; bugle ; percussions ; sirène ; gong ; petit instruments

Malachi Favors: contrebasse ; basse électrique ; gong ; petit instruments

Robert Crowder : batterie ; gong

Free Unfold Trio – Ballades

d_balladesFree Unfold Trio
Ballades
Ayler Records, 2009.
Par Pierre Lemarchand

Ici, c’est l’air que l’on joue. La nature, et ses quatre éléments, ont beaucoup été célébrés dans le (free) jazz, avec comme acmé l’art développé par le regretté Revolutionary Ensemble. Car alors, et toujours aujourd’hui, la référence à la nature, comme beauté née du miracle et du hasard, semble proposer une alternative à un jazz trop préoccupé de ses codes et sclérosé à force d’y souscrire.

L’air est, des quatre éléments naturels, celui qui anime ce disque. Mais ici, pas de tempête, ni de vent fort, mais plutôt un souffle léger, une brise qui parcourt le disque de bout en bout, du premier au dernier mouvement de cymbale, une brise discrète, oui, de celles qui font tournoyer les plumes, voleter les poussières, onduler les herbes, frémir les cours d’eau. Les instruments sont ainsi joués, comme effleurés par accident ; l’air semble choquer l’un d’eux, le faire résonner, et ainsi entraîner le chant des deux autres.

Car entre les trois musiciens (Didier Lasserre à la batterie, Benjamin Duboc à la contrebasse et Jobic Le Masson au piano), un courant (d’air) passe. Ils se font passeurs d’une voix naturelle qui donne à la musique le double caractère de l’aléa et de la nécessité.

La pochette du disque est un clin d’œil à un album d’Ornette Coleman (père d’une rencontre historique entre jazz et liberté), témoignage d’un concert donné à Stockholm en 1965 et intitulé Live at Golden Circle. Sur les deux pochettes, on retrouve trois hommes, regardant dans trois directions différentes, mais serrés les uns contre les autres dans un décor naturel avec en arrière fond des arbres. Mais si chez Coleman l’impression visée était celle de l’exotisme et du décalage, la photo utilisée pour ce disque du Unfold Trio corrobore au contraire son propos, va dans le sens de la musique : trois hommes en pleine nature, qui semblent surgir d’elle tels les arbres, le soleil et l’herbe, et tel le vent que l’on devine.

Revenons au Revolutionary Ensemble et à son contrebassiste Sirone, qui écrivait : « Je ressens que nous, le Revolutionary Ensemble, sommes les interprètes de la Musique de la Nature. Nous pensons que chaque chose sur Terre contribue à son harmonie. Les arbres balancent joyeusement leurs branches en rythme avec le vent. Le son de la mer, le murmure de l’air, le sifflement du vent qui s’engouffre entre les rochers, les collines et les montagnes. Et le fracas du tonnerre et les éclairs, l’harmonie entre le Soleil et la Lune, le mouvement des étoiles et des planètes, l’éclosion des fleurs, la tombée des feuilles, l’alternance régulière du matin, du midi, du soir et de la nuit ! Tout révèle au voyant et à l’auditeur la musique de la nature. »

Trois mois après l’enregistrement de Ballads s’éteignait Sirone, dont le dernier souffle a certainement cheminé pour venir planer sur cette très belle session.

Free Unfold Trio: Ballades (Ayler Records)

Enregistrement: 2009. Edition: 2009.

CD: 1-2/ Au depart les oiseaux puis 3-4/ Seulement l’air

Jobic Le Masson – Piano

Didier Lasserre – Batterie

Benjamin Duboc – Contrebasse

Jacob Anderskov – Agnostic Revelations

d_agnostic-revelationsJacob Anderskov
Agnostic Revelations
ILK, 2010
Par Pierre Lemarchand

A l’écoute de ce disque, on a envie de s’emporter, de le louer avec emphase, mais l’emphase est certainement le qualificatif qui sied le moins à ce disque. Pour s’inspirer du titre de l’album, on pourrait dire que la révélation ne naît ici pas de la certitude, mais au contraire du doute. Les musiciens semblent vouloir jouer l’ombre que projettent les mélodies plutôt que leur évidente lumière, l’envers de la partition ou du moins sa partie cachée.

On entend ici une musique de réserve, donc, d’humilité, de mystère, de tâtonnements, de hasards. Une musique du flottement, des possibles, des directions brouillées dans lesquelles est remarquable la concentration avec laquelle les musiciens s’écoutent pour faire progresser la musique par petites touches (« Warren street setup », « Dream arch »).

Jacob Anderskov, pianiste danois, a du beaucoup rêver cette musique avant de proposer à ses trois compagnons américains de l’incarner enfin. Chris Speed, à la clarinette et au saxophone, est impressionnant, d’un bout à l’autre de ce disque, de retenue, d’intériorité serait-on tenté de dire, et le son ample et étale qui le caractérise est ici beau comme jamais (« Be flat and stay flat »). La section rythmique n’est pas en reste. Tout ce que jouent Gerald Cleaver (batterie) et Michael Formanek (contrebasse) est pertinent : il faut les écouter sur l’intro de « Diamonds are for unreal people », relancer la machine, être partout à la fois, sans jamais s’imposer inutilement.

La prise de son et la production, supervisées par le pianiste lui-même, sont superbes et concourent à donner à ce disque son unité : pas de brillance mais une matité qui confère à l’ensemble une certaine aura, telle les lointaines lumières que l’on devine à travers un trop épais brouillard.
Jacob Anderskov: Agnostic Revelations (ILK)

Enregistrement: 2009. Edition: 2010.

CD : 01/ Warren street setup 02/ Be flat and stay flat 03/ Pintxos for Varese 04/ Blue in the face 05/ Diamonds are for unreal people 06/ Solstice 2009 07/ Neuf 08/ Dream arch

Chris Speed – saxophone, clarinette

Jacob Anderskov – piano

Michael Formanek – contrebasse

Gerald Cleaver – batterie