JAZZ A PART
CHRONIQUES DE DISQUES

Ces chroniques, rassemblées ici, paraissent originellement sur le blog dédié au jazz et aux musiques expérimentales Le son du grisli : grisli.canalblog.com

• Bruno Duplant / Paulo Chagas / Lee Noyes
As Birds
re :konstrukt, 2011

Les oiseaux, tels de petits architectes, construisent minutieusement des édifices aux infinies variations. Il en va de même pour cette musique.
Les oiseaux, chanteurs infatigables, nous rapprochent des mystères du monde. Il en va de même pour ces musiciens.
Le vent des saxophones et des clarinettes, le bois de la contrebasse, les peaux des tambours se combinent dans ce disque en 18 morceaux, tous emprunts de quiétude et de limpidité, tous épris de liberté. 18 morceaux, en trio ou en duo, comme autant de propositions d’un même chant « au naturel », d’abord dominé par la chaleur et la légèreté du souffle de Paulo Chagas. Puis, au fur et à mesure de l’écoute (des écoutes), la contrebasse de Bruno Duplant et la batterie de Lee Noyes font surgir de précieux contrepoints, d’inattendus miroitements.
La musique qui nous est offerte sur « As birds » oscille entre une musique de chambre traversée par des courants d’air, qui insufflent aux notes de curieuses trajectoires, et un jazz libre et tendre qui prend son temps. Ici l’attention est portée sur les timbres et les frémissements (Fallen tips, duo tout en nuances entre Chagas et Duplant ou encore Mumble, où les graves de la clarinette et des cordées frottées à l’archet se mêlent au crépitement des percussions).
Si vous aviez croisé la route de Malachi (disque gravé en 2009 par Duplant, Noyes et Phil Hargreaves sur le label Insubordinations), et que vous l’aviez aimé, allez à la rencontre de « As birds ». Pour ceci, laissez le vent vous porter, tendez l’oreille… les trois musiciens ne seront jamais loin. Un seul regret, peut être : le label re:konstrukt ne propose ce disque qu’en téléchargement. Mais, à la réflexion : peut on étreindre le courant, arrêter le cours du temps ?

• Guillaume Roy / Vincent Courtois / Claude Tchamitchian
Amarco
Emouvance, 2011

Les disques Emouvance sont rares (un ou deux maximum paraissent chaque année) et sont reçus comme autant de bulletins de (bonne) santé de la musique créative d’aujourd’hui. Toujours, ils s’incarnent en de beaux objets au graphisme rêveur et aux textes poétiques éclairants. Souvent, ils s’articulent autour de la personnalité et la musique du contrebassiste Claude Tchamitchian, comme c’est le cas pour ce disque, dernier né du label, Amarco.
Amarco, cela pourrait être la fusion des termes latins amare et arco ; l’amour du jeu à l’archet, alors, peut-être. Amarcord n’est pas loin, du titre du film de Fellini qui empruntait au dialecte romagnol pour nous dire « je me souviens ». Des cordes frottées, donc, au service d’une musique non exempte d’une certaine nostalgie ? Oui, assurément, mais pas seulement.
Amarco, ce sont trois hommes et leurs instruments à cordes graves : Guillaume Roy à l’alto, Vincent Courtois au violoncelle et Claude Tchamitchian à la contrebasse. Depuis 2006, ces musiciens jouent ensemble et c’est la première fois que leur musique est enregistrée. Elle gardera cependant sa caractéristique première : fille de l’instant, elle sera totalement improvisée. Claude Tchamitchian de nous le confirmer : « Le choix du « total acoustique » et du « total improvisé » est vraiment voulu. La dimension magique de la formation en trio, la somme de nos expériences, l’envie d’inventer in situ des textures, des chants et/ou des architectures font de nous les éléments d’un orchestre constamment aléatoire, avec jubilation et sans tabous. »
L’écoute des trois premiers morceaux nous offre d’emblée deux certitudes : les climats créés par le trio seront sans cesse changeants et c’est un grand disque que nous avons là entre les mains. Les palais oubliés, tout d’abord, avec majesté et lenteur, gagne en intensité au fur et à mesure que les cordes seront pincées ou frottées avec plus d’assurance, de profondeur. Puis Amarco, où la mélodie s’affirme à travers les larges coups d’archet comme un lourd soleil percerait l’horizon. Champ contre champ, enfin, où alto et violoncelle tissent une toile ténue entre les attaques véloces des cordes pincées de la contrebasse. Ce n’est qu’un début, les huit morceaux à suivre sont autant de moments de grâce, captés par l’ingénieur du son Gérard de Haro, quatrième homme dans l’ombre et artisan fondamental du son du trio.
Et n’oublions pas : à l’intérieur du disque nous est offerte à nouveau (comme pour la précédente référence du label, Another Childhood de Claude Tchamitchian) la poésie symboliste d’Alain Bouvier. La musique du trio y est évoquée en un remarquable texte « Dans la gueule du loup ou le dernier homme », dont voici finalement quelques phrases : « (…) Elle allume des incendies, elle bâtit des refuges. Elle rêve tout haut de ses utopies d’une poésie aussi lumineuse et sidérante qu’une longue longue étendue de neige sans nulle trace de pas. Elle est une robe de mendiante en chiffons de couleur. Elle est un courant d’air pur qui nous offre asile. Elle est plaisir. Elle se jette dans la gueule du loup parce qu’elle va toujours là où ça se passe. (…) »
Allez l’y rejoindre, nul doute qu’elle s’y jette encore.

Other Dimensions in Music featuring Fay Victor
Kaiso Stories
Silkeart, 2011

Le calypso (ou kaiso) comme le jazz sont des musiques issues de la créolisation, au sens où l’entend Edouard Glissant. Aussi, ces musiques résultent de l’entremêlement des fondamentaux (notamment rythmiques) africains et d’éléments musicaux ou d’instruments européens. Toutes deux, finalement, sont filles de l’Afrique et de l’Europe, nées en Amérique ; filles de l’exil donc.
Si le jazz a vu le jour aux Etats Unis, le calypso vient des Antilles, et plus exactement des îles Trinidad et Tobago. Moyen d’expression du peuple, musique du commentaire social, chant de la joie que procure la communauté comme du désespoir qui découle du déracinement, le calypso a bien des points communs avec le jazz, autre musique née de la douleur transcendée.
Les routes du jazz et du calypso se sont déjà croisées par le passé, chez Duke Ellington, Dizzy Gillespie et bien sûr Sonny Rollins. Car le jazz a toujours su remonter le fil noueux de ses racines pour se réinventer et souhaité se confronter aux autres musiques du monde pour affirmer son identité.
Ici, sur ce disque Kaiso Stories, le groupe de free jazz Other Dimensions In Music rencontre la chanteuse originaire de Trinidad et Tobago Fay Victor. Alors naît une musique superlative, énorme, hors normes. Car, pour continuer d’invoquer Glissant, dans cette musique du « tout-monde » ou du « chaos-monde », l’addition des éléments qui la composent donne un résultat supérieur à leur somme. Le mélange n’est pas dilution ni perte mais enrichissement et renaissance ; la tradition n’est pas objet de poursuite mais sujet de départ à une exploration sonore inouïe.
Le free jazz pétri par les mains aventureuses et inspirées des soufflants Roy Campbell et Daniel Carter, de William Parker (contrebasse, guembri) et de Charles Downs (percussions) se saisit du calypso comme d’un esprit inspirant et vivace, et trouve en Fay Victor une belle voix de la déraison. Fay Victor, justement, qui s’empare de ce projet instigué par le label Silkheart, pour libérer tantôt furieusement, tantôt tendrement, la voix caribéenne qui sommeillant nécessairement en elle.
Leur rencontre (ou leur « connexion », telle que la caractérise plutôt Fay Victor dans les touchantes et éclairantes notes de pochette) engendre une musique de fleuve en crue, de volcan réveillé, trop longtemps retenue, ravivée enfin. Une musique d’héritage et une musique d’urgence.

Bruno Tocanne
4 New Dreams!
IMR, 2010

Voici le troisième opus du projet New Dreams emmené par le batteur militant Bruno Tocanne. Après New Dreams nOw ! (en trio et en 2007) puis 5 New Dreams (en quintet, un an plus tard), voici 4 New Dreams !
Ici, aux côtés des deux membres « historiques » de New Dreams (le batteur Bruno Tocanne et le trompettiste Rémi Gaudillat), se joignent les fraîchement débarqués Samuel Blaser (trombone) et Michael Bates (impérial à la contrebasse).
Si les formations changent au long de ces trois disques, un même esprit les inspire : celui de Old and New Dreams, groupe emmené par quatre compagnons de Ornette Coleman dans les années 70 et 80 (Dewey Redman, Don Cherry, Charlie Haden et Ed Blackwell). Utiliser la liberté de ton, l’affranchissement de la norme d’Ornette pour chanter les idées libertaires et les utopies d’alors, tel fut le propos d’Old and New Dreams. Propos repris à leur compte par les équipages de New Dreams. En 2007, Bruno Tocanne confiait : « Alors que certains souhaitent liquider l’héritage de 1968 et des années qui ont suivi, il s’agit bien ici de l’affirmation de notre désir de continuer à inventer collectivement de nouveaux rêves, de nouvelles utopies, de nouveaux rapports humains… sans lesquels aucune poésie, aucune création, ni aucun projet collectif ne sont possibles ».
Dans ce 4 New Dreams !, de l’Old and New Dreams on retrouvera le choix du quartet sans piano, d’instruments percussifs qui peuvent se mettent à chanter, et de soufflants qui savent battre le rythme. Le choix, finalement, d’une musique sans hiérarchie ni leader, égalitaire, communautaire, aux mélodies - manifestes et aux improvisations - idéaux.
On y retrouvera aussi les terres africaines, origines rêvées d’une musique émancipée, l’évidence des mélodies simples et le trouble qui s’y installe bientôt, l’euphorie des jours de fête et la mélancolie qui leur succède.
On y retrouvera, enfin, le choix de puiser sans nostalgie dans les rêves d’hier pour construire les utopies et les musiques de demain.
De la majesté sereine de Birthday Memorial aux progressions heurtées de In a Suggestive Way, des changements de rythme de l’élastique Van Gogh aux bienheureux hasards de l’improvisé Waiting for…, tout le reste du disque se déroulera sous les auspices de ces quatre premières plages : un son ample, maîtrisé, mais gracile tout de même, au service de compositions d’une très haute tenue. Le tout traversé par un profond sentiment de liberté.

Jason Robinson & Anthony Davis
Cerulean Landscape
Clean Feed, 2010

Tels John Coltrane (Blue Train, Coltrane plays the Blues), Booker Ervin (Blues Book), Thelonious Monk (Blue Monk) ou encore bien-sûr Miles Davis (Kind of Blue), nombreux furent ceux qui replongèrent le jazz dans sa teinture originelle: le blues. Et c’est Duke Ellington qui inspire à Jason Robinson et Anthony Davis la musique jouée ici. Le fameux pianiste avait en son temps exploré les nombreuses nuances de la couleur bleue (Mood Indigo, Azure, Transbluesency…). Avec Cerulean Landscape (« paysage céruléen »), les deux hommes de poursuivre la démarche de leur aîné et de plonger à leur tour leurs mains dans le profond courant bleu.
Le saxophoniste et flûtiste Jason Robinson et le pianiste Anthony Davis commencèrent de jouer ensemble en 1998, à l’occasion d’un hommage rendu à Cecil Taylor. C’est dire si les deux extrêmes de ce spectre (Cecil Taylor alors ; Duke Ellington aujourd’hui) suggèrent un attachement à la tradition nuancé d’une poursuite opiniâtre de la liberté.
Le disque s’ouvre avec une composition de Davis, Shimmer, lent envol vers de vibrantes altitudes. Les battements d’ailes du piano puis les circonvolutions du saxophone posent le décor de Cerulean Lansdcape : la musique alternera longues pauses planantes et virages épris d’accélérations et changements de rythmes. On pense dans ce premier morceau à Steve Lacy, tant le saxophone soprano ici mêle en un même flux tendresse et abstraction, chair et esprit.
Sur le titre suivant, Someday I’ll Know, le saxophone ténor prend le relai. C’en est fait de la légèreté, le propos s’aggrave, s’approfondit, et à mesure que la musique progresse l’on semble se rapprocher du sol pour enfin se poser à mi temps du morceau, un court instant. Puis, sous l’impulsion de Davis, en un solo stupéfiant, redécoller et jouer malicieusement avec le vent.
Le disque s’écoutera alors à l’aune de ces débuts : aux grands espaces succéderont d’accidentés terrains, où les notes se fraieront un passage avec agilité et inquiétude. Quitter les hauteurs ne se fait parfois pas sans risques et Vicissitudes, seul véritable bémol du disque, ne fait qu’accroître notre impatience de voir les musiciens reprendre calme et hauteur. C’est chose faite dès le quatrième (et plus beau ?) morceau, Of Blues and Dreams. La paix retrouvée se teinte cependant de ces notes bleues qui interdisent tout abandon, qui rappellent l’imminence possible de la chute. Alors, l’art du suspense de Davis et Robinson achèvera de convaincre.
Cet autre sommet du disque qu’est Andrew (septième et pénultième morceau), au piano tout en brisures mais ne se départissant jamais d’un implacable rythme, nous offrira une proposition singulière de ce qui faisait battre le cœur de la musique de Duke : le swing.

Didier Lasserre
Sur quelques surfaces vacantes
Entre deux points, 2010

La musique de Didier Lasserre est une main ouverte, paume tournée vers le ciel, prête à accueillir les fragments du monde qui s’y réfugieraient. Elle est l’inattendu et la révélation, elle est fille de l’instant et de l’éternité. Elle est poésie, donc.
Il faut prendre rendez vous avec elle, la laisser venir à nous une fois les conditions d’une intimité possible créée. Ici, Sur quelques surfaces vacantes, enregistré le 12 avril 2010 au Théâtre Molière de Bordeaux, présente le percussionniste seul avec une cymbale et un tambour. La musique alors surgie est rare et fragile, à l’image de ce disque qui l’incarne : tiré à 80 exemplaires numérotés et à la pochette dessinée à la main.
Les deux instruments ne sont pas au service de la mélodie mais en seraient plutôt la source même, l’origine. De leur exploration jaillit une sorte de chant naturel, en même temps qu’une parole bien humaine, car singulière. Et si l’on entend le souffle du vent, le crépitement du feu, le sol martelé et la vie immergée, la musique ici ne s’affranchit jamais de son humanité : chaque note nous ramène à l’homme qui la joue.
Un tambour, une cymbale : le bois et la peau, puis le fer, tels un raccourci de la destinée humaine en même temps qu’un condensé de l’univers de Didier Lasserre, musicien indispensable dès lors qu’on aura croisé sa route et laissé sa musique venir à nous. Il faut vite écouter ce chant du monde, son doux murmure, ce qu’il nous dit sans cesse mais que nous n’entendions plus.

The Urethane Revolution
18 (un)happy ending short stories - 2009

The Urethane Revolution nous offre, en ce disque, 18 histoires courtes, qui pourront bien ou mal se dénouer… La brièveté que les deux musiciens s’imposent (les morceaux durent de 0’36 à 3’56) nous rappelle que la discipline est un terreau indispensable à l’improvisation et la liberté. De liberté, il est ici partout question et la concision semble être la seule direction que se fixe le duo. A l’intérieur de ce format court, tout peut alors advenir et les deux hommes ne tardent guère à l’investir tel un champ de tous les possibles.
18 histoires courtes, donc, dont l’issue gaie ou triste est l’irrémédiable accomplissement. Chaque morceau, alors, devient cette course, parfois vive parfois lente, vers la chute. Et tout du long, cette dramaturgie retiendra l’attention, créera le suspense en faisant se mêler la gravité de la fatalité (l’inéluctabilité du format court) et la légèreté de l’imprévisible (l’improvisation est maîtresse à bord).
18 histoires, oui, comme autant de vers d’un méandreux poème, avec pour césure le plus long des morceaux, le plus lent peut-être, le plus beau assurément : « The ship », tel un cœur central, propose les titres qui l’entourent comme autant de battements possibles : ici vifs, effrénés, emballés, plus loin apaisés et ralentis… 18 histoires, donc, comme autant de propositions pour incarner la volatilité et le caractère sans cesse changeant du monde. Histoires de souffle et de peau, elles constituent un corps qui se tend, puis se relâche, expire, expulse, se calme à nouveau. Cette musique est la vie même : surprenante, inimaginable, capricieuse et, toujours, nous offrant de petits éclats de beauté pure.
Des deux musiciens, nous ne saurons rien. L’iconographie nous présente une batterie d’instruments, en une belle photo présentant un désordre cependant domestiqué (rappelons-le s’il est besoin : ce disque est né de la discipline et de la liberté rencontrées). Instruments percussifs, batterie, saxophone alto, bol tibétain et objets du plus banal quotidien nous sont exposés en lieu et place des musiciens. Alors, ces derniers seraient joués plutôt qu’ils ne joueraient ; à travers eux transpirerait le fracas du monde, ses respirations comme ses battements, fidèlement à la grande tradition chamanique.
Urbaine, la musique jouée ici l’est cependant incontestablement : elle découle des tourments des temps modernes, elle est leur course affolée et solitaire, elle est la sœur de leur révolution industrielle. Mais les mélodies en lambeau qui parviennent jusqu’à nous grâce à ce disque du Urethane Revolution sont surtout filles de la Nature, de son pouls immémorial, de son bruissement familier.

Joe Morris
Camera
ESP-Disk, 2010

Les musiciens qui pratiquent l’improvisation, nous confie Joe Morris, sont comme des appareils photographiques, fixant le fugitif instant présent, stoppant le cours du temps, offrant une permanence et une forme aux assemblages aléatoires de tons. Alors, le musicien fait acte, au sens littéral, de révélation.
Voici en quelques mots le propos de Camera, disque que le guitariste Joe Morris fait paraître aujourd’hui sur le label ESP. Enregistré en avril 2010, Camera fut enregistré en quartet. On retrouve à ses côtés le très fidèle batteur Luther Gray. Aussi, aux cordes électriques de la guitare de Morris s’ajoutent celles, acoustiques, du violon de Katt Hernandez et du violoncelle de Junko Fujiwara Simons.
Pour emprunter l’image chère à Morris, on pourrait dire que le guitariste et le batteur recréent en leur dialogue musical les conditions de la création photographique : la lumière du jeu de Morris se faufile dans les ouvertures offertes par Gray, dont les rythmes battus offrent d’infinies variations de vitesse. Violon et violoncelle tissent une toile sombre et dense, chambre noire ou « camera obscura », qui permettra aux deux autres d’épanouir et fixer leurs explorations des possibles.
Le jeu de Morris est ici, comme toujours ailleurs, tout de suite identifiable : les notes coulent, nettes et claires, sans effets et égrenées une à une, telles une source fraîche et intarissable… Morris, encore une fois, joue « au naturel ». La complicité qui l’unit à Luther Gray est éclatante, et constitue un tel enchantement (en témoigne un « Evocative shadows » aux élégantes lignes de fuite) que l’on pardonne bien vite à Morris quelques bavardages superflus (le regrettable « Reflected object» et sa composition maladroite). Le jeu de la violoniste et de la violoncelliste, parfaits de mystère maîtrisé (« Patterns on faces »), offrent au tout une belle cohérence.

John Tchicai Trio
Truth Lies In-Between
Hôte Marge, 2010

Autour des mots du poète John Stewart, pour les dire et leur offrir la musique qui les incarnerait le plus fidèlement, John Tchicai réunit son trio et nous offre « Truth lies in Between », disque singulier et disque manifeste.

Tchicai et Stewart y proposent un éloge du doute et de la réflexion contre toutes les certitudes. April nous le suggère ainsi : " Mieux vaut célébrer / L’inconnu / Un mystère/ Que de chanter / Les triomphes d’une nouvelle / Ou d’une ancienne histoire. / L’inconnu, lui / Dure toujours." Car la vérité ne peut pas être tirée d’une histoire décidément chaotique, et Katrina (Katrina Comes) ne fait aujourd’hui que prolonger l’éternelle injustice autre part évoquée dans Inscription for the 20th Century (dédiée à la mémoire des activistes pour les droits civiques et membres du Black Panthers Party John Huggins et Bunchy Carter). Alors, parce que la vérité est insaisissable et ment par intermittence ("Truth lies in-between", donc, nous confie Tchicai dans And Then), il va nous falloir la trouver en nous-mêmes : "Il faut être le lieu saint que vous cherchez, et ne jamais oublier." (Young Leaders)
L’art, ici la musique de John Tchicai et la poésie de John Stewart mêlées, est précieux parce qu’il ne nous livre pas un discours raisonné et tranché sur le monde mais qu’il en dévoilerait plutôt les mystères. Ces mystères c’est ce que le vieux sage Tchicai souhaite ici chanter (d’une voix qui semble charrier de lourdes terres foulées), non en un renoncement de l’aventure collective mais en une réaffirmation de notre responsabilité individuelle, et de notre nécessaire humilité devant la complexité et la diversité du monde.
Alors, la musique jouée ici d’être à l’avenant : exploration de tous les possibles et de tous les ailleurs. Gospel (Masks), rap (The Owl), techno (Masks toujours), samba (Opgenomen), jazz (At Last Ourselves) se télescopent et sont traversés par le grand courant des rythmes africains. Point de folklore ni d’exotisme chez Tchicai, mais la mise à nu de la multiplicité de nos racines et de notre insaisissable identité.
Très justement épaulé par la pianiste Margriet Naber et le poly-percussionniste Ernest Guiraud-Cissé, John Tchicai construit un bel et gracile équilibre entre textes et musique : courts morceaux scandés et longs morceaux instrumentaux se côtoient paisiblement sur ce disque profond et réussi.

Snus
Niklas Barnö / Joel Grip / Didier Lasserre
Ayler Records, 2009

Snus est le nom dont se sont dotés les trois hommes qui jouèrent en première partie du trio d’Alan Silva et à l’occasion du 70ème anniversaire de ce dernier (fêté à l’Atelier Tampon Ramier sur l’initiative du maître des lieux Marc Fèvre). Le trio convié est alors constitué de deux activistes de la scène des musiques improvisées suédoises, et complices de longue date, et d’un percussionniste français parmi les plus passionnants de 21ème siècle naissant: Joel Grip y joue de la contrebasse, Niklas Barnö de la trompette et Didier Lasserre de la batterie.
Après une première minute tissée par les fils de Grip et Lasserre éclate le son brillant du cuivre de Barnö. Il y avait longtemps que l’on avait entendu un tel son de trompette : brut, sans artifice, sans retenue, puisant dans les racines mêmes de l’instrument (les assauts des fanfares militaires) et dans ses débuts en terre jazz (la ferveur nouvelle orléanaise). Le jeu de Barnö (joyeux, belliqueux) et plus généralement le son dégagé par ce trio d’une complicité hors du commun évoquent aussi le punk rock ; ce serait alors celui du Clash de la période Sandinista, ouvert aux quatre vents de l’improvisation et des métissages rythmiques. Car, vite, les tempi déployés par le trio s’apaiseront, pour dégager de nouveaux espaces à investir.
Exemplaire de ce disque est le titre Smoking Flavour, qui semble promener en sa première moitié le squelette d’un vieux cool jazz, sur le point de trébucher et se désarticuler, mais ranimé ensuite car comme réveillé par la coïncidence d’une corde grattée plus fort, d’un fût percuté plus vif. Alors, contrebasse et batterie à force de tituber ensemble régleront l’une sur l’autre leur pas, bientôt emboîté par ceux de la trompette de Barnö. Ce titre témoigne du miracle que peut être parfois la musique improvisée, quand elle est à ce point jouée par des musiciens dont la virtuosité n’a d’égal que le souci du collectif et de l’écoute. Quand elle est défendue par des musiciens affranchis, libres.
Ceux-ci sont tous remarquables, mais peut-être pouvons-nous nous attarder sur le percussionniste de cette session. Didier Lasserre y est à l’aise (c'est-à-dire d’une sincérité et d’une inventivité totales) tant quand il s’agit d’aller tambour battant (le véloce Tobacco et son rythme effréné) que dans les ponctuations, les soupirs, les effleurements (Water, et ses miroitements). Avec lui, la musique est surprise, toujours. Tout comme les disques de l’Unfold trio ou de Nuts (également signés sur Ayler Records), ce disque nous le confirme d’indéniable et implacable manière.

Nuts
Symphony for Old and New Dimensions
Ayler Records, 2009

D’abord, le silence ou presque. Les échos lointains d’une musique des profondeurs, aux amples souffles immergés. Puis, lentement, le surgissement à la surface, comme perçant l’eau et brisant la glace, d’un lourd et lent vaisseau. C’est la nuit, assurément. Les premières heures du jour, peut être. C’est la musique de Nuts, ses premières minutes. C’est, autour de la contrebasse de Benjamin Duboc, deux batteurs et deux trompettistes. Soient les mélodiques et percussifs Makoto Sato et Didier Lasserre et les deux souffleurs enchanteurs Itaru Oki et Rasul Siddik. Mais nous reviendrons aux musiciens un peu plus tard, retournons à la musique.
Elle a déjà entamé son voyage et nous avec. Dans notre sillage, les fantômes des belles heures du free jazz des années fin 60 et 70. Comme alors, Nuts choisit de développer sa musique en de longues improvisations collectives qui malaxent puis agglomèrent la matière sonore pour fabriquer ces deux longs poèmes sinueux et accidentés que sont Movement One : Paths et Movement Two : Fields, qui proposent, en des flashs et des pauses enchâssés, les épisodes de gloire de la musique africaine américaine ainsi que les bribes d’un nouveau folklore.
A la proue, l’aura de Don Cherry irradie et dévoile les pistes qui s’ouvrent, les reliefs (tantôt Paths, tantôt Fields) qui se découvrent. Au regretté musicien, l’équipage de Nuts emprunte d’abord la lettre : Symphony for Old and New Dimensions fait référence à l’album Symphony for Improvisers et au groupe Old and New Dreams. Mais du trompettiste, surtout, c’est l’esprit qui est convoqué au long de ce disque tout emprunt d’aventure et de sérénité.
Les cinq musiciens de Nuts ont beaucoup cheminé, cherché, voyagé pour enfin se trouver ce 5 février 2009 au Carré Bleu de Poitiers et offrir l’essentielle musique offerte ici. Symphony for Old and New Dimensions est le point de confluence de cinq fleuves bien distincts mais guidés tous par un même courant de curiosité et de liberté. Benjamin Duboc et Didier Lasserre sont deux musiciens français d’une petite quarantaine d’années, fidèles de l’Atelier Tampon Ramier et s’inspirant autant du jazz que de la musique contemporaine d’un John Cage. Les trois autres musiciens sont de la génération précédente et, américain tel Rasul Siddik ou japonais tels Makoto Sato et Itaru Oki, ont contribué à écrire les plus belles pages du free jazz.
A l’écoute de cette musique, forte des personnalités qui la jouent comme du collectif qui la fait couler de source, peut venir à l’esprit cette phrase bouddhiste : « Cakyamuni, dit le Bouddha, se saisit d'un morceau de craie rouge et, traçant un cercle, déclara : Quand des hommes même s'ils s'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. » Si vous écoutez ce disque, vous l’aimerez car il devait en être ainsi. Vous deviez vous retrouver, tout comme les cinq musiciens de Nuts s’y retrouvèrent heureusement, dans le cercle rouge où fut créée cette musique née du hasard et de la nécessité.

Stephan Oliva
Lives of Bernard Herrmann
Sans Bruit 2010

Après "Ghosts of Bernard Herrmann" paru en 2007 sur le label Illusions, voici la suite de l’exploration en solitaire par le pianiste Stéphan Oliva, mais cette fois ci en public, de l’œuvre du compositeur de musiques de films Bernard Herrmann.
Fidèle à celui-ci, Oliva développe un discours qui emprunte tant à la tradition romantique de Liszt et Debussy pour les climats recueillis ("Citizen Kane") qu’aux explorations de la musique sérielle pour les mélodies comme esquissées et dévoilées par petites touches successives ("Sisters"). Aussi, Oliva use des ostinatos, des fulgurances dissonantes et du minimalisme qui faisaient la marque du maître.
Orson Welles, Henry Hathaway, Alfred Hitchcock comme plus tard François Truffaut, Brian De Palma ou encore Martin Scorsese se sont tous, occasionnellement ou régulièrement, appuyés sur la musique composée par Bernard Herrmann pour mettre en scène leur vision hantée et angoissée du monde. Ici, le silence est nuit, les notes solitudes et les mains du pianiste semblent dialoguer comme se répondent au cinéma champ et hors champ : de la présence menaçante de ce dernier naîtra le suspense.
La solitude d’Oliva incarne en un geste contemporain la solitude des deux personnages hitchcockiens (Scottie et Norman Bates) que font inévitablement renaître les deux pièces centrales du disque que sont Vertigo et Psycho, deux films malades qui déclinent la figure de la spirale (le chignon de Madeleine dans Vertigo, la bonde de la douche dans Psycho). La spirale, leitmotiv cinématographique devient ici source d’inspiration musicale : Oliva tourne autour de la mélodie, s’en approche pour ensuite prendre ses distances. La musique est comme aspirée, siphonnée ; elle se vide pour ne laisser apparaître que les os. Les improvisations du pianiste resserrent plutôt qu’elles n’élargissent le spectre. Nous est alors proposé ici un art de l’économie, de la nudité, du dépouillement, qui fait naître le mystère et le malaise, comme le crépuscule, en chassant petit à petit le jour, installe la nuit.
A l’instar de l’incapacité de Scottie et Norman à vivre dans un présent qui se serait affranchi du passé (en l’occurrence des figures féminines de l’Amante et de la Mère), la musique d’Oliva ne peut s’épanouir que dans les réminiscences à la fois de la musique d’Herrmann et des images suscitées par elle. Du compositeur américain, l’œuvre et son esprit (ses fantômes ?) sont ici justement, intimement revisités, de sa première musique de film (Citizen Kane) à sa toute dernière, achevée la veille de sa mort (Taxi Driver), pour laquelle Bernard Herrmann utilisait pour la première fois le matériau du jazz. Alors, Oliva de reprendre les choses là où le maître les avait laissées.

Stéphan Oliva : Lives of Bernard Herrmann (Sans Bruit)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Ouverture / Xanadu 02/ La Chiesa San Miniato Al Monte 03/ Prelude 04/ Vertigo Suite 05/ Sister’s Nightmare 06/ The Birthday 07/ Radar / Space Control 08/ Prelude / The Road / The Bedroom 09/ Spies of Fear 10/ Prelude

Nicole Mitchell’s Sonic Projections
Emerald Hills
Rogue Art, 2010

"Mon projet, en un sens, est de me rebeller contre mon propre confort musical et d’explorer ce qui va contre lui" livre Nicole Mitchell à Alexandre Pierrepont, qui signe les notes de pochette de ce nouvel opus de la flûtiste chicagoane. Pour ce faire, Nicole Mitchell invente une nouvelle formation ("Sonic Projections") et y convoque trois musiciens aventureux et très actifs de l’actuelle scène américaine : le pianiste Craig Taborn, le saxophoniste David Boykin et le batteur Chad Taylor. La musique alors jouée et enregistrée lors de deux journées de mai 2009 est aujourd’hui éditée par le label Rogue Art, qui pourrait reprendre à son compte pour toutes ses parutions ces mots de Nicole Mitchell rappelés premièrement.
Rarement Nicole Mitchell n’avait autant poussé sa musique dans ses retranchements et confronté le doux souffle de sa flûte au tumulte de la matière en mouvement. La musique se fait souvent haletante, trébuchante, maladroite pour sembler trouver un rythme de croisière bientôt à nouveau sapé de l’intérieur par des tempi se déstructurant, des timbres s’exaspérant, des instruments s’emballant. Ce jeu sur les dynamiques, et cette alternance d’acmés et calmes retrouvés, traverse tout le disque.
Comme toujours, la flûtiste utilise pour ses expériences soniques le matériau protéiforme et historique de la Great Black Music : le gospel, le spoken-word, le be-bop, le free jazz, le funk et la musique cosmique de Sun Ra (la liste, même si déjà longue, est loin d’être exhaustive) se retrouvent à bouillir dans le grand chaudron de l’alchimiste Mitchell.
Dans la poursuite de cette quête (la recherche dans l’inconfort d’une nouvelle voix personnelle avec pour garde fou la grande tradition musique africaine américaine), Nicole Mitchell est merveilleusement épaulée par ses trois camarades. Une mention spéciale pourrait être donnée au saxophoniste David Boykin qui, ici plus que jamais, développe un discours d’une singularité saisissante et concoure à donner à la musique de l’ensemble une fascinante étrangeté.
Finalement, l’exploration de ces collines d’émeraude (très escarpées au début du disque, puis aux reliefs s’adoucissant, mais aux reflets sans cesse changeant) se terminera par une nouvelle proposition musicale qui troue le silence, « Peace », sérénité trouvée grâce aux incertitudes auparavant traversées et après bien des passages escarpés, superbe morceau en apesanteur, et belle conclusion d’un des disques les plus réussis de la musicienne.

Gaël Mevel Quintet
Images et personnages
Leo Records, 2010

Le dernier album du pianiste Gaël Mevel, en quintet et pour le label Leo Records, se compose de deux longues suites d’une vingtaine de minutes chacune. Jamais, la musique jouée par Mevel et ses compagnons (Jean-Jacques Avenel à la contrebasse, Didier Petit au violoncelle, Jacques Di Donato à la clarinette et Thierry Waziniak aux percussions) ne se départira des climats sereins, méditatifs et concentrés développés dès les premières minutes.
D’abord, c’est au bandonéon que Gaël Mevel dépose délicatement un lambeau de mélodie, quelques notés tirées d’un ailleurs imaginé, entre la comptine enfantine et une rengaine folklorique sans âge. Alors, les instruments, chacun à leur rythme (cette musique est la conjonction de respirations qui se cherchent et se rejoignent !), apprivoiseront ce bout de mélodie, le feront leur en lui dessinant de nouveaux contours qui s’entrelaceront tout au long de la première plage. Ce motif mélodique sera réintroduit dans la discussion régulièrement, tel un témoin de ce passage de relais musical, par Gaël Mevel, discret chef d’orchestre qui propose et recentre les débats plutôt qu’il ne les dirige. Il semble sans cesse rappeler ses compagnons à lui pour mieux leur souffler de s’enfuir à nouveau.
Sur ce disque, la musique est faite de flux et reflux, d’échappées belles et de retours en terra cognita, de boucles et de courbes. Les notes distillées avec économie, la riche interaction entre les timbres et les instruments, lui confèrent chaleur et étrangeté. Les musiciens, tous complices de longue date de Gaël Mevel, balaient de la main toute virtuosité et tout bavardage inutiles. Leur démarche pourrait être celle de la « route ouverte » décrite par D.H. Lawrence lorsqu’il décrivait la poésie de Walt Whitman : « La grande maison de l’âme est la route ouverte. (…) Pas par la méditation. Pas par le jeûne. Pas en explorant paradis après paradis, intérieurement, comme les grands mystiques. Pas par l’exaltation. Pas par l’extase. Par aucun de ces moyens l’âme ne se réalise. Seulement en prenant la route ouverte. »
Le langage commun, l’esperanto du quintet, c’est le silence. Gaël Mevel nous le confirme dans les notes de pochette : « Je remercie ces musiciens d’exception, inventifs et généreux qui partagent avec moi cet espace d’écoute si particulière où, en silence, tout est possible. » A notre tour de les remercier.

Claude Tchamitchian
Another Childhood
Emouvance, 2010

D’abord, Rainer Maria Rilke : « Une seule chose est nécessaire: la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne - c'est à cela qu'il faut parvenir. Etre seul comme l'enfant est seul (…) »
« Another Childhood », disque de contrebasse solo de Claude Tchamitchian nous rappelle que le musicien, à l’instar de l’écrivain dans ses « Lettres à un Jeune Poète », avait lié enfance et solitude dans un opus précédent consigné en solo déjà : « Jeu d’Enfants », paru en 1993.
Si chez Tchamitchian l’enfance est marquée du sceau du monde intérieur, elle est aussi le temps de l’apprentissage de l’altérité et de l’apprentissage grâce à l’altérité.
Ainsi, l’exercice du solo offre un aller retour entre le moi et le monde, entre singularité et diversité. Cette ambivalence, Claude Tchamitchian l’incarne par l’utilisation de sa contrebasse en conférant à celle-ci une « dimension polyphonique », en la faisant sonner « de façon ample, orchestrale », nous dit-il lors de l’entretien donné à Anne Montaron et consigné dans le livret éclairant du disque.
Dans le livret toujours, on lira bien sûr les titres des 9 morceaux composant « Another Childhood », et chacun se trouve suivi d’une dédicace. Claude Tchamitchian rend hommage aux pairs influents : trois contrebassistes (Ralph Pena, Peter Kowald, Jean-François Jenny Clark) et un guitariste (Raymond Boni). Mais dédicaces sont aussi offertes aux proches, alors mentionnés par leur prénom suivi d’une pudique initiale.
« Haute Enfance », qui ouvre le disque, est traversé des réminiscences de mélodies populaires, orales, ancestrales, et les figures de grands musiciens traditionnels, signés par Claude Tchamitchian sur le label Emouvance, tels le joueur de doudouk Araïk Bartikian ou le joueur de kamantcha Gaguik Mouradian, semblent venir visiter la session.
Puis le disque se poursuivra en une alternance de pizzicatos véloces, agiles et aériens et d’arcos graves, amples et terriens.
Les passerelles continuent d’être jetées : après les recueillies racines arméniennes, la solennité de certains compositeurs du 20ème siècle, qui mirent au cœur de leur musique les sonorités basses et une certaine idée de la mélancolie, transparaît. On pense alors à l’univers hébraïque d’Ernest Bloch (suites pour violoncelle), aux accents slaves de Chostakovitch (quatuors à corde).
Et du jazz, bien sûr, Claude Tchamitchian cultive la pulsation vitale, la liberté de sortir des cadres et de tracer des routes inédites, des raccourcis comme de sinueux détours, de longues pauses contemplatives…
Claude Tchamitchian, en s’attachant au passé, fait surgir une musique mouvante et vivante, une musique de l’instant présent, nourrie et irriguée du long fleuve qui l’a charriée jusqu’à nous, forte de ses nombreuses confluences, tout en en étant déjà irrémédiablement séparée. Nous pourrions dire que ce disque fait preuve, ainsi, de modernité.
Rainer Maria Rilke, finalement : « Fussiez-vous dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir à vos sens aucune des rumeurs du monde, n'auriez-vous pas alors toujours votre enfance, cette délicieuse et royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez vers elle votre attention. Cherchez à faire resurgir les sensations englouties de ce vaste passé; votre personnalité s'affermira, votre solitude s'étendra pour devenir une demeure de douce lumière, loin de laquelle passera le bruit des autres. »

• Jacques Coursil
On a trail of tears
Universal Classic & Jazz France / Emarcy, 2010

«Je joue les choses pour que les gens réentendent le bruit du monde. Je joue le cri du monde. Je ne l’ai pas inventé : je suis l’écho de ça. Et je pense que quand on entend le cri du monde, on se reconnaît assez bien dans ma musique. »
Entre 1965 et 1975, Jacques Coursil vit et joue à New York, en pleine effervescence free jazz. Puis il se retire du monde de la musique pour revenir à ses autres passions : la linguistique et la poésie, et s’installe en Martinique. En 2005, le trompettiste décide de relayer à nouveau ce « cri du monde » et « On a trail of tears » est le troisième disque du revenant. Si le précédent, « Clameurs », se faisait l’écho des luttes des esclaves pour la liberté et l’affirmation de la négritude, celui-ci évoque le combat perdu des indiens d’Amérique. Le disque se clôt sur un sidérant « Tahlequah », capitale de la nation Cherokee, « sentier des larmes » qui fut le théâtre en 1838 de la déportation de 16000 indiens de Géorgie en Oklahoma, dont 4 000 périrent en route.
Outre la préoccupation de Coursil pour les peuples sacrifiés, ce disque semble concentrer tout l’art du trompettiste. Ce qui marque tout d’abord, c’est sa technique : respiration circulaire, coups de langue, son embrumé dans la lignée d’un Miles Davis, qui concourent à imposer une voix singulière, sans réelle ascendance, ni descendance.
Ici, deux groupes sont convoqués. Le premier inclut des musiciens déjà présents sur « Clameurs », Jeff Baillard (claviers et arrangements) et Alex Bernard (contrebasse), et développe une musique ample et étale, sur laquelle la trompette de Coursil se pose puis glisse avec majesté. La deuxième formation n’est pas sans rappeler les débuts agités et new yorkais du musicien, et nous offre la présence des grands vétérans Sunny Murray (batterie) et Alan Silva (contrebasse) : la musique y est plus accidentée et sinueuse.
Toute destinée humaine comprend moments de paix et de plénitude comme crises, incertitudes et chaos ; la narration musicale de Jacques Coursil est à l’avenant. Dans les moments de sérénité, la menace guette cependant et c’est au cœur du chaos que l’apaisement surgit soudain. C’est un grand disque que nous offre Jacques Coursil, dont la respiration intime se règle sur le pouls du monde.

Jacques Coursil : Trail of Tears (Emarcy / Amazon)
Edition : 2010.
CD : 01/ Nunna Daul Sunyi 02/ Tagaloo, Georgia 03/ Tahlequah, Oklahoma 04/ The Removal (Act I) 05/ The Removal (Act II) 06/ Gorée 07/ The Middle Passage
Pierre Lemarchand © Le son du grisli

• Gianni Lenoci & Gianni Mimo
Reciprocal Uncles
Aminari records / Long song records, 2010

On sait Lenoci être un infatigable arpenteur de terres multiples. Les chemins tracés par la musique contemporaine, les reliefs changeants dessinés par les musiques improvisées, mais aussi la fausse monotonie des déserts électroniques ont été visités par les pas curieux du pianiste.
Au début de ce disque, la musique que propose Gianni Lenoci, ici en duo avec le saxophoniste soprano Gianni Mimmo, est une musique des périmètres, qui se joue là ou on ne l’attend pas : sur les cordes et le cadre du piano, dans le souffle lui-même plutôt que pour le son qu’il propulse. Ici nous assistons à la musique en train de se faire, hors champ.
Puis le paysage se dégage, par petites touches. C’est le piano qui guide, crée un climat, et le sax soprano s’engouffre dans son passage. Les deux musiciens italiens creusent une musique de l’épure, qui évoque la netteté des paysages ensoleillés après la pluie.
On pense au duo que formaient Steve Lacy et Mal Waldron, pour les sinuosités du sax qui se faufilent dans les silences, pour les respirations du piano, ses notes qui cascadent et s’entrechoquent tels de petits cailloux lumineux, mais aussi pour les trous hérités de Monk semés ici et là par le piano, comme autant d’invitations à ne pas marcher trop droit et à se détourner du chemin jusque là tracé.
L’esprit de Morton Feldman plane aussi sur cette session : on y retrouve l’attachement du compositeur américain pour la douceur des sonorités et la place qu’il souhaitait ménager au hasard dans la musique. Ainsi, chez Lenoci, on entend des mélodies qui se créent comme on jetterait les dés au ralenti.
Mais parfois le piano se fait plus pressant, percussif alors, et précipité.
Nous revient à l’esprit ce que disait Mal Waldron au sujet de l’improvisation : "Épuisez ce que vous avez jusqu'au bout, puis changez d’angle."
Ici c’est le cas : une ébauche, un fragment esquissé entraînent pour les deux musiciens des tâtonnements, des errances, des foulées plus cadencées, un nouveau trébuchement, pour enfin trouver la beauté et l’apaisement. Jusqu’au nouveau virage, au nouveau « changement d’angle ».

• Alexey Kruglov
Seal of Time
Leo Records, 2010

On ne nomme pas son disque, lorsque l’on a 30 ans à peine, « Seal of Time » (soit « le sceau du temps ») par hasard. Alexey Kruglov, saxophoniste russe, s’inscrit en effet dans la grande histoire du jazz, et s’offre une pause dans ses plus belles pages free. Ici, les références sont assumées, et ne nuisent en rien à la pertinence du propos.
C’est d’abord à Ayler que l’on pense, tant la musique de Kruglov semble chasser l’esprit du grand Albert et vouloir comme ce dernier dire en un même souffle la beauté et la violence du monde.
Puisant dans un passé un peu plus proche, on peut évoquer sans peur de trahir Kruglov la personnalité de David S.Ware, pour le lyrisme et l’exaspération qui se mêlent dans le discours du jeune musicien russe. L’introduction de « Poet », notamment, nous y invite : sur les accords obsédants d’un piano mantra et la pulsation de toms en transe, Alexey Kruglov élève lentement sa voix, comme Ware avait pu le faire sur un « Ganesh Sound » de forte mémoire (sur son disque « Renunciation »).
Enfin, s’il fallait citer une troisième figure tutélaire à ce disque, nous en appellerions sans doute à Jan Garbarek, pour le son cristallin de Kruglov, et la production du disque qui lorgne vers la prise de son du label ECM : réverbération, halo semblent entourer chaque instrument et en particulier les soufflants.
Souvent, Alexey joue en tandem avec le batteur Oleg Udanov et nous les retrouvons ainsi côte à côte sur ce disque qui rassemble deux enregistrements en trio. Le premier témoigne d’un concert donné par les deux hommes avec le pianiste Dmitry Bartukhin dans un club de Saint Petersburg en septembre 2009, et le second est le fruit d’une session plus ancienne, invitant le contrebassiste Igor Ivanushkin, et qui s’était déroulée en novembre 2007 dans un studio de Moscou. Ici et alors, Alexey Kruglov, saxophoniste alto, fait preuve d’une indéniable aisance en d’autres tonalités et tessitures ; sur la longue et changeante suite « The Battle », par exemple, on l’entend également au saxophone soprano, au saxophone baryton, à la flûte, au piano ainsi qu’au très rare cor de basset.
On pourra certes reprocher à Alexey Kruglov de trop vouloir en dire (la juxtaposition alors superficielle d’univers qui peinent à se lier nous éloigne du musicien), mais l’originalité et la sincérité du propos, ainsi que les enthousiasmantes deux pièces maîtresses que sont « Poet » et « Love », augurent de beaux lendemains.

Alexey Kruglov : Seal of Time (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01/ Poet 02/ The Battle 03/ Seal of Time 04/ Love 05/ The Ascent

• Joëlle Léandre
Live in Israël
Kadima Collective, 2008

Le « live in Israël » de Joëlle Léandre, c’est tout d’abord cette photo mettant en scène la musicienne seule, devant la Mer Morte, caressée par le vent et sur fond de ciel bleu. Une Léandre « au naturel ». La mer morte, berceau de l’Humanité, est le lieu des origines, de l’intime, du retour à soi, en même temps que le point de départ des aventures humaines, des rencontres, des brassages.
Le « live in Israël », alors ouvert, ce sont deux disques, témoignages d’une tournée de Joëlle Léandre donnée en Israël en novembre 2007. Le premier comprend sept improvisations de la contrebassiste en solo, le plus souvent jouées arco. On l’y entend frotter les cordes avec son archet comme si elle fouillait en elle-même, avec l’intensité et les fulgurances qu’on lui connaît, et cette capacité à nous faire basculer dans un ailleurs, une terra incognita aussi belle qu’universelle (impros 4 et 5).
Le deuxième disque présente la contrebassiste jouant en sextet, puis en trio et enfin en duo. Les quatre plages en sextet la lient à cinq musiciens israéliens au sein d’une formation qui n’a de classique que l’apparence : piano, contrebasse, batterie et trois soufflants, dont le désormais new-yorkais Assif Tsahar à la clarinette basse. Les trois plages suivantes sont jouées en trio, et on retrouve Joëlle Léandre aux côtés du saxophoniste Steve Horenstein et d’un autre contrebassiste, JC Jones, patron du label Kadima collective mais surtout passionnant musicien. La musique déployée ici est surprenante de bout en bout et l’alchimie entre les trois musiciens est telle que la musique coule avec une aventureuse évidence (impro 1). Enfin, le disque se clôt avec deux titres joués en duo avec le joueur de oud et chanteur Samir Makhoul et leurs cordes et voix mêlées nous offrent finalement le plus beau moment du disque.
Dans la foisonnante discographie de Joëlle Léandre (plus de 150 enregistrements, tout de même !), ce disque occupe une place particulière, en ceci qu’il nous offre un éclairage singulier sur l’art de la contrebassiste tout en nous présentant une Joëlle Léandre « dans tous ses états ».

• Joëlle Léandre & Jean-Luc Cappozzo
Live aux Instants Chavirés
Kadima Collective, 2009

Ce « Live aux Instants Chavirés » est un témoignage du concert que donnèrent en duo Joëlle Léandre et Jean-Luc Cappozzo dans le club de Montreuil le 26 février 2009. « Je crois que dans l’intimité de l’improvisation, qui est une musique naturelle et urgente, où tout se dit, le duo est l’ensemble parfait », nous confiait la contrebassiste Joëlle Léandre dans  A voix basse. Et plus haut, dans ce même livre d’entretiens donnés à Franck Médioni, de déclarer : « Je ne crois pas beaucoup à la masse, je crois à l’intimité de l’écoute. Le duo est un art, c’est une conversation intime et profonde. »
A l’écoute de ce disque, les mots précités ressurgissent, inévitablement. Joëlle Léandre a raison : l’intimité et la profondeur, s’ils ne sont l’apanage de tout duo, le sont de celui-ci, à coup sûr, et des huit improvisations consignées ici.
La musique émerge du fonds des temps, comme d’une torpeur. La matière sonore semble se créer sous nos yeux, glaise malaxée ; contrebasse et bugle se cherchent, se manquent, pour se trouver enfin à mi temps du morceau qui ouvre cet album et ensuite cheminer ensemble. Ces deux là, qui se sont trouvés, ne se lâcheront plus, ou si, pour quelques échappées belles, à se courir après et mieux se retrouver.
Ce long blues liminaire, qui a du blues tout l’esprit et peu la lettre, pose le cadre. Intimité, et profondeur. En jazz, on exprime souvent sa voix intérieure en empruntant les accents de ses aînés, on ne se pose original que dans l’affection portée aux modèles. C’est ce que semble nous souffler Cappozzo, lorsqu’il cite « Good Bye Pork Pie Hat » de Charles Mingus (qui par là même rendait lui-même hommage à Lester Young). C’est ce que nous disent les deux musiciens lors du morceau ultime, qui tourne autour du spiritual « Sometimes I feel like a motherless child » sans jamais le saisir, qui offre au fantôme de ce chant ancestral une danse bien contemporaine.
Le blues premier et le spiritual salué embrassent une poignée de titres à l’intensité à chaque écoute saisissante, et lors desquels les deux musiciens offrent à leurs instruments la simple beauté des mélodies en même temps que l’exploration de tous leurs possibles.

• Chicago Underground Duo
Boca Negra
Thrill Jockey, 2010

“Boca Negra” est le cinquième album du Chicago Underground Duo, et le onzième du collectif Chicago Underground, que l’on a pu en outre entendre en trio, en quartet ou en ensemble.
Contrairement aux autres réalisations du duo Rob Mazurek / Chad Taylor, ce disque n’a pas été enregistré à Chicago mais à Sao Paulo, au Brésil, où vit à présent Rob Mazurek. Mais comme à leur habitude, ils nous offrent une musique de composition et d’improvisation mêlées.
Le premier morceau de l’album, “Green Ants”, nous replonge en 1969, lorsque Don Cherry et Ed Blackwell gravaient “Mu”. Rob Mazurek, comme Don alors, alterne clameur du cornet et douceur de la flûte, tandis que Chad Taylor, tel Ed Blackwell, se concentre sur les toms de sa batterie pour mieux convoquer les tambours de l’Afrique. Cette filiation se précisera plus tard, lorsque les deux musiciens choisiront de reprendre le thème “Broken Shadows”, écrit par Ornette Coleman, compagnon de Don et Ed.
Le deuxième titre, “Left hand of darkness”, incarne un autre aspect de la musique des deux hommes : la contemporanéité des ambiances créées par l’ordinateur de Chad Taylor. Outre les boucles et traitement sonores habituels, l’usage de l’ordinateur donne au duo la possibilité d’inviter d’autres instruments, et notamment la contrebasse qui permet à certains morceaux (“Confliction” et “Spy on the floor”) de développer de puissants grooves.
Sur la longueur de ce disque, on côtoie au final des morceaux aux ambiances très contrastées, mais organisées avec soin en une suite cohérente. Un grand disque donc, inspiré, réfléchi, et animé surtout par la complicité quasi télépathique qui unit les deux musiciens chicagoans. S’il fallait le démontrer, revenons à “Broken shadows” évoqué plus haut. Sur les roulements de tambours prodigués par Chad Taylor, le vibraphone du même Chad et le cornet de Rob Mazurek s’entrecroisent, se pourchassent, se percutent, se complètent, se séparent puis se retrouvent, comme pour recomposer une mélodie fragmentée… Les autres titres sont à l’avenant, «ombres brisées», diffractées, parvenues heureusement jusqu’à nous.

Chicago Underground Duo: Boca Negra (Thrill Jockey)
Enregistrement: 2009. Edition: 2010.
CD: 01/ Green ants 02/ Left hand of darkness 03/ Broken shadows 04/Quantum eye 05/ Confliction 06/ Hermeto 07/ Spy on the floor 08/ Laughing with the sun 09/ Roots and shooting stars 10/ Vergence

• The Roscoe Mitchell Art Ensemble
Congliptious
Nessa Records, 2009
Par Pierre Lemarchand

Philippe Carles compara un jour l’Art Ensemble of Chicago et son « instrumentarium » à un musée d’ethnomusicologie. Si alors nous arpentions les allées du musée de l’AEC, nous trouverions ce disque dans le pavillon dédié à sa préhistoire.
En effet, ce « Roscoe Mitchell Art Ensemble » est une première mouture de ce qui deviendra un an après (en 1969) l’Art Ensemble of Chicago. Ici, trois des cinq hommes de l’AEC sont en présence. Roscoe Mitchell, donc, accompagné de Lester Bowie et Malachi Favors. Quand il paraît en 1968 sur une galette de vinyle, ce disque se partage sur deux faces. Sur la première, les trois hommes offrent chacun une composition de leur cru, en solo. La deuxième face héberge une longue improvisation collective.
Ainsi, parce que Roscoe Mitchell conçoit son Ensemble comme la rencontre de personnalités singulières et comme l’alchimie résultant de cette rencontre, chacun se présente à l’auditeur, en un solo caractéristique de son propos et annonciateur de l’esprit qu’il insufflera dans le collectif qu’est l’Art Ensemble. C’est Malachi Favors qui débute, et son solo de contrebasse propose un musicien attaché à la tradition et gardien du rythme. Puis Roscoe Mitchell, seul au saxophone alto, en un beau moment d’abstraction, nous rappelle son plaisir à fouler des terres visitées habituellement dans la musique contemporaine. Enfin, le triptyque se referme avec le trompettiste Lester Bowie qui développe déjà un discours empli d’humour et d’extraversion et un indéniable art de la mise en scène.
Le long morceau qui occupe la deuxième face du disque plonge les trois hommes dans le grand chaudron de l’improvisation collective, accompagnés du batteur Robert Crowder. Malgré l’absence des deux compagnons qui les rejoindront un peu plus tard (Joseph Jarman et Don Moye), le son et l’esprit de l’Art Ensemble of Chicago sont déjà là : les « petits instruments » (introduits par Favors), la juxtaposition de séquences-climats plutôt que la cyclique apparition de chorus, les retours à des motifs mélodiques lumineux et des groove entraînants, pour ensuite mieux replonger dans des atmosphères méditatives ou exacerbées… Oui, tout est déjà là !
C’est donc un véritable document que nous avons ici, en même temps, rappelons-le !- qu’un superbe disque, conceptuel et charnel, traversé par une joie de jouer qui ne faillit jamais. Comme l’écrivait Terry Martin en Juin 1968, à la sortie du disque : « Vous entendrez beaucoup de choses dans cette musique : sobriété classique et fête dionysiaque, recueillement et tristesse en même temps que cynisme et joie (…) ».
Enfin, cette réédition CD nous offre deux morceaux inédits, courts, collectifs et énergiques, joués lors de cette même session, qui apparaissent comme une proposition de chaînon manquant et éclairant entre les musiques présentées sur chacune des originelles faces.

The Roscoe Mitchell Art Ensemble: Congliptious (Nessa Records)
Enregistrement: 1968. Edition: 2009.
CD: 01/ Tutankhamen 02/ TKHKE 03/ Jazz Death ? 04/ Carefree-take 3 05/ Tatas-Matoes 06/Congliptious / Old 07/ Carefree-take 1 08/ Carefree-take 2
Roscoe Mitchell: saxophones alto, soprano et basse ; flute ; gong ; petit instruments
Lester Bowie: trompette ; bugle ; percussions ; sirène ; gong ; petit instruments
Malachi Favors: contrebasse ; basse électrique ; gong ; petit instruments
Robert Crowder : batterie ; gong

• Marty Ehrlich Rites Quartet
Things Have Got To Change
Clean Feed, 2009.
Par Pierre Lemarchand

« Things have got to change » : les mots s’imposent en grand sur la pochette de ce disque et apparaissent alors en filigrane les titres-manifestes du premier orchestre d’Ornette Coleman (tels « Change of the century » ou encore « Something else ! »). D’Ornette, plutôt que le changement radical, on entendra l’urgence du propos. D’Ornette toujours, on pourra retenir ici la proposition d’un quartet sans piano, insufflé par une trompette et un saxophone alto qui, en des passages de relais enjoués, projettent dans l’espace des mélodies tantôt urgentes (Song For Tomorrow), tantôt fragiles (Some Kind Of Prayer, pièce maîtresse du disque), toujours dansantes.
Est convié ici Erik Friedlander qui, avec Daniel Levin, impose le violoncelle dans le jazz d’aujourd’hui (comme hier Doug Watkins l’avait fait) pour son chant si particulier. Il peut se faire guimbri comme les percussions de Pheeroan Aklaff se font crotales, en une résurgence gnawa (Rites Rhythms) comme il peut, à la manière de la contrebasse, assurer une pulsation rythmique sans faille dans le très hard bop Dung.
Ce « Rites Quartet » est emmené par le saxophoniste Marty Ehrlich qui y convoque des complices de longue date (de très longue date, même, pour Aklaff, dont la collaboration avec Ehrlich remonte à la fin des années 70) avec qui il a joué dans différentes de ses formations. Marty Ehrlich joua avec Erik Friedlander dans son Dark Wood Ensemble et avec le trompettiste James Zollar dans son sextet News on the Rail et dans son grand orchestre the Long View.
Mais jamais les quatre musiciens n’avaient joué tous ensemble. Ce n’est que récemment, pour ré explorer des compositions de Julius Hemphill, qu’ils se sont rassemblés. C’est donc naturellement qu’aux cinq compositions de Marty Ehrlich s’ajoutent trois reprises de thèmes de Hemphill. Ce dernier, né dans la même ville qu’Ornette (Fort Worth au Texas) fut le véritable mentor d’Ehrlich. Ce dernier fit partie du dernier sextet de Julius Hemphill et continua d’y jouer la musique du texan quand celui-ci, trop malade, ne pouvait plus souffler dans son saxophone, et jusqu’après la mort d’Hemphill en 1995.
La mémoire, donc, l’héritage et la fidélité sont dans cette musique fortement présents et nourrissent les voix originales des quatre hommes qui nous livrent un disque aussi sincère qu’attachant.

Marty Ehrlich Rites Quartet: Things Have Got To Change (Clean Feed / Orkêstra International)
Enregistrement: 2008. Edition: 2009.
CD: 01/ Rites Rythms 02/ Dung 03/ Some Kind Of Prayer 04/ On The One 05/ Slices Of Light 06/Song For Tomorrow 07/ From Strenght To Strenght 08/ Dogon A.D.
Marty Ehrlich: Alto saxophone
James Zollar: Trompette
Erik Friedlander: Violoncelle
Pheeroan Aklaff: Batterie, percussions

• Dennis Gonzalez Connecticut Quartet
Songs of Early Autumn
NoBusiness Records, 2009

Lorsque sur l’invitation de son ami Joe Morris, Dennis Gonzalez se rend dans le Connecticut, l’automne imprime aux paysages de la Nouvelle Angleterre ses couleurs et sa lumière si particulières. Arrivé à Guilford, au domicile de Joe, la neige se met à tomber et la température a sérieusement baissé. Dennis Gonzalez et Joe Morris avaient déjà joué ensemble quelques mois plus tôt, au cœur de l’été, pour la session No Photograph Avaible, éditée par la compagnie Clean Feed Records, et c’est naturellement qu’ils se retrouvent alors pour prolonger leur collaboration musicale. Aux côtés de Joe Morris, guitariste mais jouant ici de la contrebasse : Timo Shanko, contrebassiste mais soufflant ici dans un saxophone et Luther Gray, batteur… jouant de la batterie !
Le nez froid, les doigts gourds, les hommes attaquent alors la session et tout se suite, la musique déployée se pare de chaudes couleurs, d’une joie partagée de défier les intempéries.
Si l’on devait lui offrir une filiation, on évoquerait le Old and New Dreams. Parce que le groove y est véloce et heureux (Loft). Mais aussi pour les mélodies enfantines déployées par Dennis Gonzalez qui se faufilent entre les fantômes d’une rythmique troublante (Acceleration). Enfin, pour la contrebasse élastique, sautillante, comme dansant sur une batterie qui fait la part belle aux toms et se connecte ainsi au pouls des percussions africaines (Bush Medicine). On pense aussi beaucoup à Albert Ayler ici, pour la pratique d’un free jazz tantôt emporté (In Tallation), tantôt méditatif (Lamentation).
On pense, finalement, au cycle des saisons, à cet éternel retour mais aux couleurs changeantes, à ce continuum qu’est la musique inventée par les africains américains au 20ème siècle, qu’on appelle jazz, et dont nous est livré ici un exemple incroyablement vivant.

Dennis Gonzalez Connecticut Quartet: Songs of Early Autumn (NoBusiness Records)
Edition: 2009.
CD: 1/ Loft 2/ Acceleration 3/ Bush Medicine 4/ Idolo 5/ In Tallation 6/ Lamentation 7/ Those Who Came Before 8/ LoyaltyDennis Gonzalez: trompette
Joe Morris: contrebasse
Timo Shanko: saxophone tenor
Luther Gray: batterie

• Wadada Leo Smith
Spiritual Dimensions
Cuneiform Records, 2009
Par Pierre Lemarchand

Dans ce disque, Wadada Leo Smith se livre à de longues improvisations / méditations autour d’un motif mélodique (Al-Shadhili’s Litany of the Sea : Sunrise) ou rythmique (Umar at the Dome of the Rock, parts 1 & 2). Longues à propos, car il faut du temps, et de l’espace, pour que la musique de Wadada Leo Smith se déploie, que la trompette du leader ondoie au gré des vents de son inspiration.
Ces vents là viennent des terres de Miles. Ce dernier semble partout présent, plus comme un esprit inspirant que comme une ombre étouffante. Pour preuve la sonorité aigrelette et le jeu avec le silence qui frappent dans le disque 1, et l’instrumentation choisie dans le disque 2.
Car cet album est double, et si l’esthétique y est la même, les formations qui l’incarnent diffèrent selon les deux disques.
Tout d’abord, le Golden Quintet, qui joue sue le disque 1, témoignage d’un concert donné lors du Vision Festival 2008. On y retrouve le même contrebassiste (John Lindberg) et le même pianiste (Vijay Iyer) que dans le Golden Quartet de Smith. A la place de Shannon Jackson, deux batteurs sont ici conviés (Don Moye et Pheeroan AkLaff) comme pour souligner l’importance du rythme, de la pulsation comme moteurs de la machine et véhicules pour ces voyages dans l’espace (les terres africaines de Umar) ou le temps, comme l’atteste la plongée dans l’époque funky qu’est South Central L.A. Kulture.
Ce morceau charnière, qui clôt le premier disque, est repris en introduction du disque 2, emmené cette fois par une formation plus ample (un nonet) et plus électrique aussi. Pheeroan AkLaff, John Lindberg et Wadada restent pour y accueillir de nombreuses cordes (le violoncelle de la précieuse Okyiung Lee, quatre guitares électriques et une basse électrique) qui, superposées, sur-imprimées telles des aplats de peintures concourent à créer la pâte sonore de l’orchestre. La batterie, qui émerge de cette pâte liminaire, annonce clairement la couleur : celle de rythmes binaires, tels que Miles les empruntait au rock dans les années 70, mais envoyés ici avec une fraîcheur et une urgence qui nous éloignent assez vite de toute tentative de comparaison.
Car Wadada joue Wadada, et le sillon qu’il creuse depuis tant d’années trouve en ce double disque une belle introduction pour aller plus avant en même temps que l’aboutissement d’une exigeante démarche.

Wadada Leo Smith : Spiritual Dimensions (Cuneiform Records)
Enregistrement : 2008 et 2009. Edition : 2009.
CD 1: Wadada Leo Smith’s Golden Quintet 01/ Al-Shadhili’s litany of the sea: sunrise 02/ Pacifica 03/ Umar at the dome of the rocks, part 1 & 2 04/Crossing sirat 05/ South central L.A. kulture
CD 2: Wadada Leo Smith’s Organic 01/ South Central L.A. kulture 02/ Angela Davis 03/ Organic 04/ Joy: Spiritual fire: joy

• Dennis Gonzalez
A Matter Of Blood
Furthermore Recordings, 2009
Par Pierre Lemarchand

Nous écouterons encore ce disque dans de nombreuses décennies, car il a tout d’un classique : il est à la fois évident et mystérieux.
On connaît l’attachement du trompettiste texan Dennis Gonzalez pour la Great Black Music, pour un jazz qui revendique son histoire et son identité de musique populaire mais qui refuse de se figer dans une pose folklorique, un jazz qui puise sa modernité dans les risques de l’improvisation et de l’exploration d’ailleurs tant musicaux que géographiques.
Souvent, dans les disques de Dennis Gonzalez, on retrouve de grandes figures tutélaires du jazz d’avant garde. Ces « gardiens du temps » (car outre incarner une certaine Histoire, ils sont souvent batteurs comme Louis Moholo, Andrew Cyrille et Famoudou Don Moye ou contrebassistes, tels Henry Grimes ou Malachi Favors) incarnent certainement cette préoccupation qu’a Dennis Gonzalez de s’inscrire dans le continuum cher à l’Art Ensemble of Chicago : « Ancient to the Future ».
Ici, Reggie Workman, 76 ans, offre la pâte inimitable de sa contrebasse au disque et concourt au surgissement de la sonorité d’ensemble, ample et énigmatique. Il est, sur tous les morceaux, époustouflant de justesse, de tendresse, de gravité.
Curtis Clark, au jeu de piano impressionniste, distille ses notes comme l’on troue le noir et conforte l’installation d’un climat orageux. L’électricité dans l’air, c’est le batteur Michael Thompson, qui semble être comme à son habitude partout à la fois, feu follet disparaissant d’ici pour aussitôt renaître là. Et Dennis Gonzalez bien sûr, qui joue si intensément que chaque note semble suspendue… Le trompettiste est aussi pertinent dans le jeu ostinato (« Arbyrd Lumenal ») que dans les improvisations les plus libres (Anthem for the Moment »).
Enfin, Dennis Gonzalez se pose véritablement comme leader sur cette session, non en occupant le terrain à tout prix mais en donnant une direction et une cohérence esthétiques au disque. Celui-ci s’ouvre par une reprise de « Alzar la Mano » de Remi Alvarez (saxophoniste mexicain que Dennis avait invité à jouer avec lui au Vision Festival de New York en 2006) et se clôt par une improvisation collective, « Chant de la Fée ». Entre les deux, trois longues compositions de Dennis Gonzalez et trois courts interludes composés par chacun des trois autres musiciens de cette session.
Outre l’équilibre réfléchi qui sous-tend cette musique ruisselante de vie, on retrouve là trois éléments cruciaux du jazz : l’inspiration, l’improvisation et la composition.
C’est un disque magistral.

Dennis Gonzalez : A Matter Of Blood (Furthermore Recordings )
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 1/ Alzar La Mano 2/ Interlude : Untitled 3/ Arbyrd Lumenal 4/ Interlude : Fuzzy’s Adventure 5/ A Matter Of Blood 6/ Anthem For The Moment 7/ Interlude : 30 December 8/ Chant De La Fée
Dennis Gonzalez – trompette, cornet
Curtis Clark – piano
Reggie Workman – contrebasse
Michael T.A. Thompson – batterie

• Lucky 7s
Pluto Junkyard
Clean Feed, 2009.
Par Pierre Lemarchand

De la rencontre entre des musiciens de Chicago et de la Nouvelle Orléans résulte la musique jouée par le groupe Lucky 7s. Les chicagoans (Josh Berman au cornet, Keefe Jackson au sax ténor, Jeb Bishop au trombone) empruntent les sentiers défrichés par le saxophoniste Ken Vandermark quand les orléanais (Jeff Albert au trombone, Quin Kirchner à la batterie, Matthew Golombisky à la contrebasse) prolongent l’art du batteur Ed Blackwell.
Les mélodies sont ici amplement développées, tout en sinuosité et sophistication et les compositions, empruntes d’une certaine abstraction, se détournent des schémas classiques (thème – improvisation – thème) pour proposer des suites de mouvements distincts, aux ambiances changeantes (Afterwards). Et les changements sont tels que l’on peut vite se retrouver sur les terres du rock indépendant (The Dan Hang).
Mais cette approche contemporaine et toute chicagoane se mêle joyeusement au swing pulsé par la rythmique de nos orléanais, encore ébouriffés par le vent mauvais de Katrina.
La conciliation de ces deux univers semble être incarnée par le vibraphone de Jason Adasiewicz (remarquable comme toujours), dont les notes assurent tantôt l’harmonie et le rythme, tantôt les échappées belles en des terrains plus incertains.
On pourrait dire que la musique des Lucky 7s est cinématographique, dans le sens où elle développe d’amples mouvements, comme l’on cadre de grands espaces, et resserre parfois sa focale pour faire surgir des personnalités en des soli effrénés, perturbant l’apparent calme offert par des musiciens quelques secondes auparavant à l’unisson.
Mais le collectif ici prime finalement sur les individus (ici, la notion de leader est rejetée) et la joie de jouer ensemble déborde du début à la fin de ce disque.

Lucky 7s : Pluto Junkyard (Clean Feed)
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 1/ #6 2/ Pluto Junkyard 3/ Ash 4/ Cultural Baggage 5/ Future Dog 6/ Jaki’s Walk 7/ Afterwards 8/ The Dan Hang 9/ Sunny’s BounceJeb Bishop – trombone, guitare
Jeff Albert – trombone, trombone basse
Josh Berman – cornet
Keefe Jackson – saxophone ténor
Jason Adasiewicz – vibraphone
Matthew Golombisky – contrebasse, basse électrique
Quin Kirchner - batterie

• Trevor Watts
The Deep Blue
Jazzwerkstatt, 2009.
Par Pierre Lemarchand

Ce disque est à la fois celui de la solitude et de la multiplicité. Trevor Watts y joue seul et signe toutes les compositions. Mais aux saxophones soprano et alto s’ajoutent le piano, les percussions et le synthétiseur. Et ce disque célèbre, grâce aux rythmes créés par Watts, de nombreux ailleurs : l’Ecosse (« Highlands & Islands »), l’Afrique (« Ghana Bop »), le Moyen Orient (« Golden Roses ») ou encore les Caraïbes (« Mama Rhumba’s »). Mais nous n’écoutons pas ici quelque world music ; le synthétiseur met à distance l’illusion de l’exotisme et ce qui importe demeure le chant de Watts, l’incandescence de son jeu de saxophone. Les rythmes sont posés pour que le co-fondateur du Spontaneous Music Ensemble puisse développer ses longues improvisations chamaniques (« A Life’s Celebration » ou « Drumbola »).
Le disque s’ouvre avec le poignant « Lace », hommage à son compagnon d’autrefois Steve Lacy. Plus loin, « The Moiré Principle » remet en perspective l’expérience de Watts au sein de son combo Moiré Music. Au final, c’est à une sorte de portrait en plusieurs fragments, comme chamarré, de Trevor Watts que nous avons affaire… Inlassable arpenteur de mondes, pierre angulaire de la musique improvisée européenne, Trevor Watts nous dit, dans les notes de pochette de ce disque généreux et attachant : « Je crois que les tous les musiciens devraient déployer leurs ailes aussi loin qu’ils le peuvent et vivre autant d’expériences que possible (…). Trouver sa propre voix est la clé ».
Ce disque nous démontre que c’est dans l’altérité que Watts a su trouver sa voix profonde, son «Deep Blue». Solitude et multiplicité, donc.

Trevor Watts : The Deep Blue (Jazzwerkstatt)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 1/ Lace 2/ Deep Blue 3/ Highlands & Islands 4/ Drumbola 5/ A Life’s Celebration 6/ Golden Roses 7/ The Moiré Principle 8/ Ghana Bop 9/ Mama Rhumba’s
Trevor Watts – saxophones, percussion, piano, synthétiseur

• John Hébert
Byzantine Monkey
Firehouse 12 Records, 2009.
Par Pierre Lemarchand

C’est par l’enregistrement d’une vieille chanson cajun que commence ce disque. La voix d’Odile Falcon, qui interprète « La reine de la salle », semble être un préliminaire, narrer une préhistoire, sur la quelle vient se greffer la contrebasse de John Hébert qui ré enchante la mélodie. Très vite, les saxophones de Tony Malaby et Michaël Attias entrent dans la danse, et lorgnent du coté de Albert Ayler. Rappelons nous, Albert lui aussi aimait convoquer les folklores, les spirituals bien sûr mais aussi la Marseillaise… Car, pour Hébert aujourd’hui comme pour Ayler hier, le propos n’est pas de célébrer avec nostalgie une période dorée mais de démontrer que le jazz n’est jamais aussi moderne que quand il plonge à pleines mains dans le patrimoine populaire.
John Hébert est né à la Nouvelle Orléans et y retournera dans ce disque à l’occasion de la ballade « Cajun Christmas », magnifiée par le flûtiste Adam Kolker.
L’inspiration, nous dit Hébert, lui vient souvent à l’occasion de voyages… En témoignent « Acrid Landscape » et « Ciao Monkey » imaginés en Italie, et le moyen oriental « Fez ». L’usage que fait Satoshi Takeishi (décidément un musicien précieux) de ses percussions, plutôt que de souligner l’exotisme, brouille les pistes et nous perd.
Tous les morceaux de ce disque, et en particulier « New Belly » (dernier et peut-être plus beau morceau du disque), sont emprunts de la complicité qui unit Hébert au batteur Nasheet Waits. Les deux hommes sont en totale osmose, semblent entretenir de télépathiques relations renforcées par l’absence de piano qui leur laisse champ libre pour tisser la toile rythmique de la musique jouée ici.
Par le passé, tous deux jouèrent dans l’orchestre du pianiste Andrew Hill, décédé 13 mois avant l’enregistrement de « Byzantine Monkey ». Ce dernier, dont la disparition pourrait être symbolisée dans ce disque par l’absence de pianiste, y est cependant très présent (« For A.H. » lui est d’ailleurs dédié). On retrouve chez Hébert cette posture « au carrefour des musiques orale et écrite », comme l’écrivait le critique Arnaud Robert au sujet de Hill. Et d’ajouter : « Andrew Hill libérait l’espace sans renoncer à la structure. Il était un dandy de la note tordue. » Tout comme John Hébert, qui signe là avec ce sextet son plus beau disque.

John Hébert : Byzantine Monkey (Firehouse 12 Records )
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 1/ La reine de la salle 2/ Acrid landscape 3/ Run for the hills 4/ Blind pig 5/ Ciao monkey 6/ Cajun Christmas 7/ Fez 8/ For A.H. 9/ Fez II 10/ New Belly
John Hébert – contrebasse
Michael Attias – saxophones alto et baryton
Tony Malaby – saxophones ténor et soprano
Nasheet Waits – batterie
Satoshi Takeishi – percussions
Adam Kolker – flûte, flûte alto, clarinette basse

• Josh Berman
Old Idea
Delmark, 2009.
Par Pierre Lemarchand


Le titre de ce disque, « Old Idea », semble nous ramener dans le passé. Mais le jazz, n’est ce pas cela : ré explorer le passé pour faire surgir les éclats de modernité (d’intemporalité) en lui ? L’improvisation, n’est ce pas cela : réincarner d’anciennes mélodies, les faire renaître à l’aune d’une actuelle lumière ?
Pour preuve de ce refus de s’ancrer dans un style particulier, ou dans une posture révolutionnaire à tout crin, la musique jouée ici, inclassable, intemporelle. Si l’on devait cependant évoquer des références, ce serait du côté des enregistrements du label Blue Note au mi temps de années 60, qui s’articulaient autour de personnalités telles le vibraphoniste Bobby Hutcherson (dont Jason Adasiewicz prolonge ici l’art) ou le saxophoniste Eric Dolphy, (bien) nommé « le passeur ».
Oui, dans ce disque comme dans ses illustres prédécesseurs (« Out to Lunch » de Dolphy justement) on n’est ni « in » ni « out », ni dans le ton ni dans l’atonalité… Cette impression de flotter entre différentes esthétiques est renforcée par le fait que les harmonies reposent sur le vibraphone (ici, pas de piano). Le jeu des souffleurs va dans ce sens : le cornettiste et leader Josh Berman et le saxophoniste Keefe Jackson sont toujours lyriques. Les références citées par le premier sont Miles Davis et Rex Stewart (le cornettiste de Duke Ellington) même si l’on ne peut s’empêcher de lorgner du côté de Bill Dixon, musicien qui aura décidément fortement influencé toute la scène chicagoane qui s’articule autour de Ken Vandermark.
Les musiciens du quintet de Josh Berman ont beaucoup joué ensemble, en concert comme en disque, dans de nombreuses formations telles l’Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek ou les Fast Citizens de Keefe Jackson. La complicité musicale qui en découle, et la convergence esthétique, éclatent à tout moment dans ce grand disque.

Josh Berman : Old Idea (Delmark / distribution Socadisc )
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 1/ On account of a hat 2/ Next year A 3/ Let’s pretend 4/ Nori 5/ Next year B 6/ Almost Late 7/ What can? 8/ Db 9/ Next year C
Josh Berman – Cornet
Keefe Jackson – Saxophone ténor
Jason Adasiewicz – Vibraphone
Anton Hatwich – Contrebasse
Nori Tanaka - Batterie

• Nicole Mitchell’s Black Earth Strings
Renegades
Delmark, 2009.
Par Pierre Lemarchand

Le Black Earth Strings est une émanation du Black Earth Ensemble, emmenés par la flûtiste Nicole Mitchell. On y retrouve le contrebassiste Josh Abrams et la violoncelliste Tomeka Reid et y sont accueillis la violoniste Renee Baker et la percussionniste Shirazette Tinnin. Il plane sur cette session le même esprit que dans l’Ensemble : celui de la Great Black Music.
Rappelons que Nicole Mitchell est vice présidente de l’AACM, cette association chicagoane qui rassemble des musiciens et dont Lester Bowie, membre fondateur, définissait ainsi le propos : « contribuer à développer la personnalité des jeunes musiciens afin de créer une musique d'un haut niveau artistique à l'attention du grand public ». Soulignons aussi que c’est sur Delmark, historique label indépendant, que sort ce disque.
L’instrumentation évoque tantôt la musique de chambre européenne (le violon, le violoncelle, l’alto et la contrebasse… en témoigne Symbology # 1), le jazz (la pulsation de la contrebasse et de la batterie sur Mama found out) ou l’Afrique (quand Abrams s’emparant du gnawa « guembri » accompagne les percussions de Shirazette Tinnin sur Windance).
Et c’est la flûte, un des plus anciens instruments du monde, qui fait le lien. Nicole Mitchell est ici au sommet de son art : insaisissable, toujours surprenante et changeante. Elle est à la tête d’un quintet qui, si c’est ici son premier disque, a commencé de jouer il y a bientôt dix ans. D’où le sentiment de fraîcheur et de complicité mêlées.
« J’ai appris que, quand on est femme et noire et que l’on veut faire de la musique, il faut être agressive » nous dit Nicole Mitchell. Son groupe, à forte empreinte féminine (quatre femmes et un homme, tout de même !), parle de liberté et de rupture avec la société machiste (Waris Dirie, en hommage à l’artiste somalienne qui lutte contre les mutilations sexuelles ou encore By my own grace, hymne féministe), écho d’un monde impérialiste et esclavagiste (Wade, inspiré par le gospel Wade in the Water) balayés d’un revers de main par ce grand disque.

Nicole Mitchell’s Black Earth Strings : Renegades (Delmark / distribution Socadisc )
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 1/ Crossroads 2/ No matter what 3/ Ice 4/ Windance 5/ Renegades 6/ By my own grace 7/ What if 8/ Symbology #2A 9/ Wade 10/ Waterdance 11/ Symbology #1 12/ Mama found out 13/ If I could have you the way I want you 14/ Symbology #2 15/ Waris Dirie 16/ Aaya’s rainbow

• Abdelhaï Bennani / Benjamin Duboc / Didier Lasserre
In Side
Ayler Records, 2009
Par Pierre Lemarchand

Il ne faut pas nous laisser effrayer par cette musique car elle est la vie même, qui s’invente à chaque nouveau souffle, à chaque nouveau pas, à chaque battement de cœur.
Ce disque est le témoignage d’un concert que trois hommes donnèrent aux 7 Lézards à Paris le 8 février 2007, et les cinq morceaux consignés ici sont autant d’improvisations collectives. Car c’est en live que l’art de Abdelhaï Bennani paraît le mieux s’épanouir. Au contact de l’autre (musiciens ou public) les compositions surgissent, s’altèrent et cheminent, ambassadrices de cet amour de l’improvisation et de la culture de l’oralité dont se réclame le saxophoniste marocain .
La musique que nous offre Abdelhaï Bennani depuis tant d’années est une musique en marche, en mouvement. En témoignent les titres « Take the train » et « Ballad on Mars »… Une musique insaisissable aussi, car aqueuse, toute de sinuosités et d’écoulements («A la dérive », « Sous l’eau, la vie d’autrefois ») : la contrebasse de Benjamin Duboc est le ressac, la batterie de Didier Lasserre le clapotis sur les rochers, le saxophone de Abdelhaï Bennani toute la vie immergée.
La liberté et la douceur, toutes de précaution et d’attention mutuelle mêlées, sont ici maîtresses. Eclate la singularité du son de Abdelhaï Bennani, ce « ruissellement quasi mutique du saxophone », tel que le caractérise Cécile Even, dans les poétiques notes de pochette qu’elle signe, important pendant textuel à cette méditation sonore.

Abdelhaï Bennani / Benjamin Duboc / Didier Lasserre: In Side (Ayler Records /Orkhestra)
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 01/ A la dérive 02/ Take the train 03/ Ballad on Mars (La déclaration d’amour) 04/ Sous l’eau, la vie d’autrefois 05/ Prayer One

• Raphaël Imbert
N_Y Project
Zig Zag Territoires, 2009
Par Pierre Lemarchand

Depuis 2003, Raphaël Imbert a beaucoup séjourné à New York pour mener à bien ses recherches sur le rapport des jazzmen au sacré. Aujourd’hui, ce disque pourrait être le pendant sonore des écrits du saxophoniste sur la dimension spirituelle du jazz.
Le morceau qui ouvre ce disque est une reprise de Duke Ellington « Echoes of Harlem ». Gerald Cleaver (batterie) et Joe Martin (contrebasse) reconstituent la jungle ellingtonienne tandis qu’avec le saxophone de Raphaël Imbert surgit la contemporanéité de l’asphalte new yorkais. Le décor est planté : nous sommes là au point de confluence de deux mondes, et ce point de choc s’appelle jazz. L’on sait aussi, alors, que le propos ne sera pas d’adopter une posture nostalgique mais plutôt de questionner l’avenir du jazz à l’aune de son histoire, à l’image de la superbe photo de couverture de Franck Jaffrès qui laisse entrevoir un New York entre chien et loup.
Ce sera le thème « Central Park West », emprunté à John Coltrane, qui clora l’album, et ainsi refermera sa boucle géographique et esthétique. A l’intérieur : onze compositions de Raphaël Imbert. Trois autres silhouettes de jazzmen mystiques se dessinent : Albert Ayler (dont le sax ténor de Imbert emprunte le vibrato exacerbé sur « Albert everywhere », peut être le plus beau morceau ici), John Zorn (un « My Klezmer Dream » tout en angles et changements de rythme) et Rahsaan Roland Kirk (« NYC breakdowncalling » ou l’art de souffler dans plusieurs sax simultanément !).
Ailleurs, Imbert convoque l’esprit des Cloîtres (« Cloisters Sanctuary ») et des Temples (la très belle suite «The Zen bowman » dédiée au philosophe allemand et adepte du zen Eugen Herrigel). On le comprend vite, « NY Project » est une œuvre, en ceci que la forme (la musique de jazz) et le fond (la dimension historique et spirituelle de celle-ci) sont en résonance et cohérence.
Il n’est donc pas de hasard, et c’est naturellement que dans le livret est évoqué l’ouvrage de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli « Free Jazz Black Power », (re)lecture politique de la musique africaine-américaine et chant d’amour à sa modernité : « Qu’ y a-t-il dans l’amour du jazz ? La beauté, l’émotion, la nostalgie, l’excitation, la jeunesse, la révolte, tout cela sans doute. Mais d’abord le goût des chemins nouveaux, le vif désir de l’inouï. »
Que nous retrouvons ici.

Raphaël Imbert : N_Y Project (Zig Zag Territoires / Harmonia Mundi)
Enregistrement : 2009. Edition : 2009.
CD : 1/ Echoes of Harlem 2/ Lullaby from the beginning 3/ Cloisters sanctuary introduction 4/ Cloisters sanctuary 5/ Albert everywhere 6/ My Klezmer Dream 7/ Struggle for Manhattan’s life 8/ NYC breakdowncalling 9/ The Zen bowman : Prayer 10/ The Zen bowman : Surrender 11/ The Zen bowman : Target 12/ The Zen bowman : Arrow 13/ Central Park West

• Phil Hargreaves / Lee Noyes / Bruno Duplant
Malachi
Insubordinations, 2009
Par Pierre Lemarchand

Malachi, c’est Malachi Favors, contrebassiste de l’Art Ensemble of Chicago depuis sa création en 1967 jusqu’à son décès en 2004. Ce disque est donc un hommage au musicien disparu. Mais le propos n’est pas tant d’emprunter les voies musicales arpentées par Favors que de perpétuer son esprit : celui de la recherche d’un fragile équilibre, d’une musique sur le fil. Il s’agit avec Favors, comme ici avec Bruno Duplant et ses compagnons, de tenir le jazz à distance mais de rester en son champ, de rester exigent en même temps qu’accessible. Ici, comme là, le contrebassiste est à la fois celui qui emmène les autres musiciens dans des directions aventureuses tout en demeurant un point de repère, un pivot. Ici, c’est lui qui créée le climat, donne le « ton » de chacun des morceaux de ce disque.
Bruno Duplant refuse souvent à sa contrebasse toute résonance, la rend sèche, acérée, vacillante en même temps que déterminée.
La musique jouée par Bruno Duplant, Phil Hargreaves (saxophone) et Lee Noyes (percussions) est une musique de suspens, où les sons émis ne semblent prendre toute leur valeur qu’en tant que signes annonciateurs de ce qui va suivre. En témoignent les titres des morceaux qui, lus à la suite, offrent un poème. Les trois hommes donnent vie à une musique de l’oubli du monde présent et du temps qui passe – musique de l’intériorité, tout en retenue, à la manière de petits fantômes ou de lambeaux de mélodies convoqués par cette configuration en trio vieille comme le monde : peaux + souffle + cordes. Elémentaire.

Phil Hargreaves / Lee Noyes / Bruno Duplant: Malachi (Insubordinations / http://www.insubordinations.net )
Enregistrement : 2009. Edition : 2009.
CD : 1/ Porter attention à ce qui va suivre 2/ Se lever avant le jour 3/ Garder les choses comme elles sont
4/ Parfois ne penser à rien 5/ Oublier que le temps passe 6/ Demander à la poussière 7/ S'aimer le temps d'une éternité 8/ Croire que tout est possible 9/ Ecouter systématiquement son cœur

• Don Cherry
Live at Café Montmartre volume 3
ESP, 2009
Par Pierre Lemarchand

« Nous pouvons venir de n’importe où dans le monde et nous pouvons apprendre à nous connaître les uns les autres à travers nos mélodies et nos chansons ; nous pouvons ressentir ce lien musical qui nous unit tous. La musique est pour nous tous une force d’union… » Par ces mots s’ouvrait le texte du livret du premier volume de la réédition d’un concert donné par Don Cherry en 1966 par le label américain ESP. Aujourd’hui, paraît le troisième (et dernier) volume. Ces mots du musicien illustrent bien sa quête d’une musique universelle.
En 1966, Don Cherry n’est pourtant pas encore le pionnier d’une world music première, primitive. Il n’est plus non plus le jeune trompettiste dans l’ombre de son ami et mentor Ornette Coleman. Don est, comme ce sera le cas tout au long de sa carrière, à la croisée des chemins. A cette époque, il vient de signer de grands disques sur le mythique label Blue Note. Dans un de ceux là, il associe le son brillant de sa trompette à celui, rugissant, du saxophone de Gato Barbieri. Les deux hommes se retrouvent donc en tournée en Europe avec ce qu’on peut appeler le quintette « international » de Don Cherry : Don est au cornet, Gato Barbieri au saxophone ténor, Karl Berger au vibraphone, Bo Sitef à la contrebasse et Aldo Romano à la batterie.
La musique est belle, encore sous forte influence colemanienne, quand le disque est un précieux témoignage de l’incroyable créativité de Cherry et de ses compagnons, dont la démarche rappelle celle d’Ornette bien sûr, mais aussi celle d'Albert Ayler : produire un jazz libre, sans entrave, mais toujours furieusement mélodique ! Le disque nous renvoie alors à ce disque miraculeux qu’est Complete Communion, que Don enregistrait en décembre 1965 avec le même Barbieri : deux longues suites témoignent des conceptions esthétiques de Complete Communion, soit de « l’évacuation des pièces monothématiques au profit de suites intégrant plusieurs complexes thématiques et dont les différents mouvements, bien que restant clairement identifiables grâce à un matériau contrasté, sont reliés les uns aux autres », pour citer Ekkehard Jost et son Free Jazz.
Enfin, soulignons l’impeccable travail du label ESP qui, comme à son habitude, a soigné le graphisme et les notes de pochette pour parfaire cette réimpression de totale modernité.

Don Cherry: Live at Café Montmartre, Vol.3 (ESP / Orkêstra International)
Enregistrement : 1966. Edition : 2009.
CD: 01/ Complete Communion 02/ Remembrance

• Paul Motian
On Broadway volume 5
Winter & Winter, 2009
Par Pierre Lemarchand

Voici le 5ème volume de « On Broadway », projet que Paul Motian mène, à la tête d’orchestres changeants mais pour le même label Winter & Winter, depuis 1988. Le propos demeure donc ici le même : revisiter les grands thèmes du Song book américain.
Le sous titre du volume 4, « the paradox of continuity », permet de jeter une éclairante lumière sur ce projet de Paul Motian. Le paradoxe de la continuité, donc. Ou comment le jazz est une musique de perpétuation de l’héritage en même temps que de ré exploration / transformation de cet héritage. Le choix de reprendre des standards porte à son acmé ce paradoxe du changement dans la continuité.
Paul Motian a aujourd’hui 78 ans, et on peut estimer à cinquante années son activité dans la sphère jazz (en 1959, il intègre le trio de Bill Evans avec Scott La Faro). Cependant, l’effet de surprise demeure intact : Paul Motian ne sonne comme personne et on reconnaîtrait sa batterie entre toutes. Le son unique de Motian imprègne la poignée de standards revisités ici, et semble déteindre sur tous les musiciens. La musique est comme en apesanteur, en flottement. Les motifs développés détournent de l’évidence, incarnent l’hésitation et, en empêchant les réflexes de s’exprimer, garantit l’exploration de voies nouvelles.
Après l’écoute de ce « On Broadway volume 5 », dont le plus beau moment pourrait bien être un « Just a gigolo » mis à nu, une impression de paix et d’étrange familiarité demeurent …

Paul Motian : On Broadway, Vol. 5 (Winter & Winter / Abeille Musique)
Enregistrement : 2000. Edition : 2009.
CD : 01/ Morrock 02/ Something I Dreamed Last Night 03/ Just a Gigolo 04/ I See Your Face Before Me 05/ A Lovely Way to Spend an Evening 06/ Midnight Sun 07/ Sue Me